L’acmé de Lakmé

Sabine Devieilhe chante l’opéra de Delibes comme entourée d’un halo céleste et nous emmène avec elle dans un autre monde.

L'acmé de Lakmé

EN 2014, FIDÈLE À LA DÉFENSE & ILLUSTRATION de son répertoire, l’Opéra Comique confiait une nouvelle production de Lakmé (créé in situ le 14 avril 1883) à Lilo Baur et, côté direction musicale, à François-Xavier Roth. Sabine Devieilhe, qualifiée de chanteuse « prometteuse », avait alors le titre, Frédéric Antoun était Gérald. Huit ans plus tard, voici de nouveau Sabine Devieilhe et Frédéric Antoun à la salle Favart, dans une mise en scène signée cette fois Laurent Pelly, avec dans la fosse l’Orchestre Pygmalion de Raphaël Pichon*.

Lakmé est une partition célèbre pour son duo des fleurs et son air dit « des clochettes » (même s’il n’est question dans le texte que d’une seule clochette), mais qu’on ne peut réduire à ces deux pages célébrissimes. À l’instar de La Traviata mais avec moins de génie, il faut le reconnaître, elle offre une musique splendide au personnage principal et réduit les autres au rang de comparses, malgré tout le talent que les interprètes peuvent manifester. Léo Delibes savait-il ce qu’il faisait ou a-t-il été aveuglé par le pouvoir d’enchantement de son héroïne ? Il reste que, cent quarante ans plus tard, le rôle de Lakmé continue d’éclipser tous les autres, surtout lorsqu’il est chanté par une artiste de la dimension de Sabine Devieilhe. Que peut-on ajouter qui n’ait déjà été dit sur la voix de la chanteuse, sa maîtrise technique, ses notes aiguës qu’on admire, bien sûr, mais qui bouleversent, son phrasé qui nous conduit avec elles dans les hauteurs ? Dans Lakmé, Sabine Devieilhe semble chanter au milieu d’un halo, d’un poudroiement sonore, comme si elle faisait siennes les paroles de son personnage à la fin de l’opéra : « Tu m’as donné le plus doux rêve / Qu’on puisse avoir sous notre ciel (…) Ici, loin du monde réel. » Elle aborde l’air des clochettes après un long silence qui dit son exigence de concentration, et le chante en tournant sur elle-même, comme perdue dans sa propre transe ; nous sommes ici à cent lieues de la simple démonstration de virtuosité. Mais il y a déjà eu le « récit et strophes » du premier acte, tout en demi-teintes, et il y aura encore, au sein du duo avec Gérald, une espèce d’échappée lyrique miraculeuse, deux moments qui disent comment, à partir de quelques vers un peu simplets, Sabine Devieilhe crée un univers poétique.

Le ciel des idées, la terre des préjugés

Le reste de la distribution porte Lakmé comme les acrobates porteraient la trapéziste. Gérald, c’est donc de nouveau Frédéric Antoun, chanteur généreux mais un peu tout d’une pièce, qui est à la terre ce que Sabine Devieilhe est au ciel : sans doute le compositeur l’a-t-il voulu ainsi. On est sur terre aussi avec Stéphane Degout, magnifique de justesse et de violence dans le rôle de Nilakantha, le père de Lakmé, désespéré à l’idée que les colons anglais puissent le priver de son pouvoir. Car il y a cette ambiguïté dans Lakmé, qui met en scène une société traditionnelle face à l’arrivée d’un monde qui n’a que faire des traditions qu’il rencontre : si les Anglais se permettent toutes les libertés du conquérant, les brahmanes ne peuvent leur opposer que l’arbitraire féroce des préjugés religieux.

Il n’est pas interdit de se souvenir des Pêcheurs de perles quand on écoute Lakmé, à ceci près que la musique de Bizet est autrement inspirée que celle de Delibes. Bizet offre des pages splendides à chacun de ses interprètes là où Delibes, on l’a dit, réserve ses plus belles inventions à la seule héroïne principale. Il suffit de comparer le quintette du premier acte de Lakmé, qui discourt des vertus des femmes, avec celui de Carmen, qui traite du même sujet, pour mesurer la différence : d’un côté de la prudence et de la componction, de l’autre un chatoiement de rythmes directement issu du trio du premier tableau de Benvenuto Cellini de Berlioz.

On citera encore la brève mais très émouvante intervention de François Rougier (Hadji), et on soulignera la vigueur et la précision du Chœur et de l’Orchestre Pygmalion, que Raphaël Pichon, plus familier de Monteverdi ou de Gluck, dirige avec une belle énergie et un sens des couleurs qui donne un sens à l’orientalisme dans lequel baigne la musique de Delibes : l’orchestre est une étoffe, un tapis, une mosaïque. Raphaël Pichon a choisi ici la version originale de l’ouvrage, qui fait alterner le chant et les dialogues (peu nombreux au demeurant) : on aimerait savoir dans quelle mesure Agathe Mélinand a adapté les dialogues originaux d’Edmond Gondinet et Philippe Gille. On sait en effet que le metteur en scène Laurent Pelly ne peut pas s’empêcher de faire réécrire par cette dernière les dialogues des opéras-comiques ou des opérettes qu’il met en scène, comme si des textes écrits il y a cent ou deux cents ans étaient incapables de se défendre tout seuls. Sans doute ne correspondent-ils plus à la rhétorique de notre temps – alors que le genre de l’opéra vaut précisément par la faculté de dépaysement qu’il permet et qu’on attend de lui. Mais dans le cas qui nous occupe, sobre et sans tohu-bohu intempestif, la mise en scène de Laurent Pelly ne nous prive pas de ce plaisir de l’évasion. Nous lui en savons gré.

Illustration : Sabine Devieilhe (Lakmé) et Stéphane Degout (Nilakantha), photo Stefan Brion.

* On retrouvera Sabine Devieilhe dans Lakmé, cette fois aux côtés de Cyrille Dubois et sous la direction de Laurent Campellone, le 14 décembre prochain au Théâtre des Champs-Élysées.

Léo Delibes : Lakmé. Sabine Devieilhe (Lakmé), Frédéric Antoun (Gérald), Stéphane Degout (Nilakantha), Ambroisine Bré (Mallika), Philippe Estèphe (Frédéric), Élisabeth Boudreault (Ellen), Marielou Jacquard (Rose), Mireille Delunsch (Mistress Bentson), François Rougier (Hadji). Chœur et Orchestre Pygmalion, dir. Raphaël Pichon. Opéra Comique, 6 octobre 2022.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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