Il n’y a pas de Ajar de Delphine Horvilleur

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Il n'y a pas de Ajar de Delphine Horvilleur

Ceux qui la connaissent savent que Delphine Horvilleur est une raconteuse d’histoire exceptionnelle. Sa conviction que nous sommes faits de récits, des histoires qu’on nous a racontées, ou pas, qu’on a lues, dont on a entendu parler ou celles qu’on se raconte à nous-mêmes entre en résonance avec son approche de sa fonction de rabbin dont l’une des attributions est l’interprétation des textes religieux.
Raconter des histoires, interpréter, c’est aussi l’essence du théâtre. Il était donc inévitable que Delphine Horvilleur s’aventure sur ce terrain.
Le sous-titre « monologue contre l’identité » sonne comme une petite provocation ; le problème n’est pas dans la notion d’identité mais dans le singulier du mot. Nous ne sommes pas que chrétiens, juif, musulman, etc. D’où l’idée facétieuse (mais pas que) d’instaurer une fête du « Pasque » au moment des Pâques juive et catholique qui illustre bien l’esprit de son auteure, son rapport aux mots ; une relation lacanienne dévoyée à bon escient par l’humour juif, mais pas que.
Elle donne la parole à Abraham Ajar qui se présente comme le fils d’Emile Ajar et de Madame Rosa, l’héroïne de La vie devant soi (Simone Signoret à l’écran). Autant dire un individu à l’existence et l’identité douteuses pour l’état civil mais littérairement incontestable, donc très réel. L’entourloupe de Romain Gary n’est pas une simple mystification, c’est une manière éclatante de prendre en défaut les obsédés identitaires et de démontrer brillamment qu’on est un et multiple. Avec le nom Gary, l’écrivain inaugure son premier pseudo, beaucoup d’autres suivront. Delphine Horvilleur remarque que Gary comme Ajar ont des étymologies hébraïques voisines, « étranger à soi », « autre » ; Gary l’aurait-il su ? Ajar ne serait-il pas le pseudo idéal pour l’auteur de Pseudo, roman derrière lequel se cache Gary ?

Abraham, fils d’Emile, qui porte le nom du père de tous les hommes, vit dans son « trou juif ». Pour évoquer ce sous-sol de nos imaginaires, royaume de notre inconscient, François Menou a tapissé le plateau de plastiques noirs, créé des lumières subtiles qui accusent les reliefs dans la pénombre. Il a ainsi conçu un espace réel et mental planté de colonnes recouvertes de miroirs, piliers souterrains qui nous renvoient à nous-mêmes.
Après qu’on a entendu dans l’obscurité du plateau monter la voix de Bernard Pivot et le générique de l’émission Apostrophe, Abraham explique pourquoi Ajar n’est pas mort : « Pivot t’annonce en bégayant que Romain Gary, LE Romain Gary que personne n’est foutu de mettre dans une case : résistant, fils à maman, diplomate, star-fucker, romancier génial ou pitoyable, Prix Goncourt 1956, s’est fait, tout seul, un suicide collectif. Un soir de décembre 1980, deux hommes seraient morts d’une balle dans la tête d’un seul. Gary aurait fait la peau à son pseudo Émile Ajar. » Gary était toujours en mouvement, en devenir perpétuel, refusant toute assignation. Sa « filouterie » est un pied-de-nez à ceux qui voulaient le coincer dans une case.

Puisqu’on est plusieurs dans un même corps, la comédienne Johanna Nizard se transforme à vue avec des accessoires de bric et de broc, tour à tour Abraham — voix grave, ton mauvais garçon, blouson de cuir—, une espèce de divinité improbable, féminine et maniérée, intégralement tatouée, qui prend des poses (belles créations de costumes de Marie-Frédérique Fillion), ou encore une pseudo-geisha d’un genre spécial à la voix enfantine et nasillarde. La talentueuse comédienne Johanna Nizard, d’une présence impressionnante, captivante, cosigne avec Arnaud Aldigé une mise en scène diablement inventive, parfois audacieuse, souvent malicieuse qui ne craint pas de traiter avec une élégante légèreté les sujets les plus graves qui bousculent le concept rabougri d’identité dont souffre la société pour lui rendre la plénitude de sa multiplicité.

Il n’y a pas de Ajar de Delphine Horvilleur. Mise en scène Johanna Nizard et Arnaud Aldigé. Avec Johanna Nizard. Scénographie et lumière, François Menou. Costumes, Marie-Frédérique Fillion. Création sonore, Xavier Jacquet. A Paris, aux Plateaux sauvages jusqu’au 26 mai 2023.

Texte publié aux éditions Grasset

© Marie-Laure Aldigé

Tournée 2023_2024
17 juin Théâtre Princesse Grâce, Monaco (98)
11 au 13 juillet Les Nuit de Fourvières, Lyon (69)
29 juillet Festival de Figeac, Saint-Céré (46)
1er au 3 puis 15 septembre au 1er octobre
Théâtre de l’Atelier, Paris (75)
7 et 8 septembre Théâtre de la Manufacture,
CDN Nancy Lorraine (54)
5 décembre L’Azimut, Antony - Châtenay-
Malabry (92)
9 décembre Théâtre des 2 Rives, Charenton (94)
13 au 15 décembre Théâtre National de Nice,
CDN Nice Côte d’Azur (06)
17 décembre Théâtre de Grasse (06)
19 et 20 décembre Bonlieu - Scène nationale
Annecy (74)
10 au 12 janvier Scènes du Golfe, Vannes (56)
16 et 17 janvier Scène nationale du Sud-Aquitain (64)
23 au 26 janvier Théâtre Sorano en partenariat avec
le ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie (31)
1er février Théâtre d’Avranches (50)
6 et 7 février Maison de la Culture de Bourges,
Scène nationale (18)
9 et 10 février Halles aux grains - Scène nationale
de Blois (41)
20 au 22 février Comédie de Picardie, Amiens (80)
24 et 25 février Théâtre Montansier, Versailles (78)
27 février Le Beffroi, Montrouge (92)
2 mars Centre culturel La Courée, Collégien (77)
9 avril Espace Philippe-Auguste, Vernon (27)
14 mai ECAM, Le Kremlin-Bicêtre (94)
16 et 17 mai Théâtre de Châtillon (92)
21 mai Les Franciscaines, Deauville (14)

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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