Les Soliloques de Mariette d’après Albert Cohen

La servante au grand coeur

Les Soliloques de Mariette d'après Albert Cohen

La tentation de représenter l’œuvre d’Albert Cohen au théâtre a séduit plus d’un metteur en scène qui, sourds aux avertissements de l’auteur qui disait lui-même de son œuvre qu’elle est faussement théâtrale, s’y sont généralement cassé les dents, excepté Jean-Louis Hourdin dont le magnifique spectacle, Des babouins et des hommes, avait su éviter de prendre l’œuvre au pied de la lettre et en avait donné une très belle évocation poétique. Et voici que, grâce à Anne Danais et à la metteur en scène Anne Quesemand, sur un mode tout différent, un pan entier de l’œuvre nous est offert par l’entremise de Mariette, la bonne de la belle Ariane, sa nounou, celle qui l’a élevée et qui, dans sa solitude, l’aime comme sa fille.

Ce petit miracle est admirable à plus d’un titre. D’abord parce que le pari est audacieux. En effet, si les personnages d’Albert Cohen sont hauts en couleur et les situations infiniment cocasses, la nature profonde de ses livres est absolument romanesque et ne livre ses richesses que dans le face à face intime avec le lecteur à l’écoute de la voix du narrateur qui tire toutes les ficelles. La théâtralité du style est éminemment littéraire. Même le cinéma, séduit par la faconde des oncles et cousins de Céphalonie dont l’auteur fait des descriptions imagées irrésistibles, a échoué à s’emparer de la tribu des Valeureux. Et voilà que c’est par la voix d’une figure apparemment secondaire que Belle du Seigneur trouve sa place sur une scène. Seule la petite voix de Mariette, au cœur de cette œuvre monumentale, pouvait se frayer un chemin jusqu’à la scène. Bien sûr, si l’on veut chicaner, on pourrait dire qu’on n’a là qu’un fragment, qu’il ne s’agit que d’un fil tiré qui n’entraîne pas toute la pelote de cet univers complexe qui ne se réduit pas à la folle passion tournoyante entre Ariane et Solal. Mais peu importe, car on ne peut imaginer que les spectateurs qui ne connaîtraient pas Belle du Seigneur (et Solal, l’indispensable entrée dans l’œuvre) ne se précipite pas chez leur libraire à l’issue du spectacle.

La voix de l’auteur

Mariette est un mélange de la Françoise de Proust (l’écrivain que Cohen admirait peut-être le plus) et de la Toinette de Molière. Comme chez Molière, la domestique est en partie le porte-parole de l’auteur, celle qui a les idées claires, le bon sens paysan et le jugement sain, qui n’a pas la langue dans sa poche et ne l’envoie pas dire. Du fond de sa cuisine où elle brille l’argenterie ou épluche les légumes, elle observe le monde et a des points de vue sur tout, sur sa maîtresse, « la chameau » qu’elle déteste et son Didi qui ne mérite pas d’avoir épousé la déesse Ariane ni de « lui faire sa combine dans le lit », mais aussi sur les gouvernements, sur les richesses du monde mal partagées. Quand elle défend l’idée d’une seule religion, plutôt la juive qui n’a qu’un seul Bon Dieu mais l’ennui « c’est que c’est quand même des Juifs », ou sa conception de l’amour qui doit être partage de tous les moments de la vie, même les plus intimes, on reconnaît la voix de l’auteur.

Soyons clair, Anne Danais est Mariette. Vêtue d’une sobre blouse gris-bleu, les cheveux gris agrémentés d’un coquet « crochon », elle donne à Mariette un discret accent de sa région des Deux-sèvres. La comédienne, qui nourrit une relation amoureuse avec l’œuvre de Cohen depuis vingt ans, a vite perçu que seule Mariette pouvait passer la rampe. Elle a extrait les quelques monologues écrit dans un style si particulier, un fleuve de mots souvent joliment estropiés, sans ponctuation ou presque, une parole incroyablement vivante qui dit toute la solitude de ce personnage de l’ombre élu par l’auteur. C’est donc en une succession de tableaux que Mariette nous fait pénétrer dans le monde d’Ariane. Elle nous apprend tout d’elle ou presque de son enfance, son mariage et sa rencontre avec Solal, l’adoré, le seul, l’unique. Chaque tableau se conclut sur une chanson d’amour, fort bien interprétée (Anne Danais est aussi auteur-compositeur-interprète), Parlez-moi d’amour, les grelots de l’amour les colliers de la vie. Elle rentre par une porte, sort par l’autre sur un petit pas de danse, en toute simplicité. Aucun effet théâtral, la sobriété de son jeu laisse le style s’épanouir, avec ses exubérances et ses excès, ses traits d’esprit. On se régale de la truculence d’une langue audacieuse et généreuse qui profite de la situation pour prendre toutes les libertés avec la syntaxe et le lexique, de la « mélancolie » au « bouc commissaire » en passant par la « friture d’amour ». Mariette parle toute seule pour se tenir compagnie. On pense à Cohen qui parle tout seul pour se consoler de la haine. comme tous les solitaires elle s’adresse à un interlocuteur imaginaire et on est presque content pour elle que, grâce au théâtre, elle ait enfin trouvé quelqu’un qui l’écoute, en chair et en os car elle le mérite bien. Ce petit bijou créé au festival d’Avignon Off en 2009 y revient après un détour par Paris, au théâtre Montparnasse. Souhaitons longue vie à l’attachante Mariette.

Les Soliloques de Mariette, d’après Belle du seigneur d’Albert Cohen, mise en scène Anne Quesemand, avec Anne Danais. Festival d’Avignon, théâtre des 3 soleils, jusqu’au 26 juillet à 12h30. Tel. 0490882733.

© Léo Danais

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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