Die Soldaten de Zimmermann à la Philharmonie de Paris

Les Soldats, violence et passion

François-Xavier Roth déchaîne et contrôle avec bonheur la beauté furieuse d’un opéra désespéré.

Les Soldats, violence et passion

ON A PARFOIS DIT QU’IL FALLAIT VOIR en Wozzeck, l’opéra d’Alban Berg créé à Berlin en 1925, à la fois le premier opéra d’un type nouveau et le dernier fleuron d’un genre désormais clos. Parce que Berg avait donné la preuve qu’il était possible d’imaginer un opéra dans le système dodécaphonique, et parce qu’il avait résolu la contradiction entre opéra à numéros et opéra durchcomponiert (c’est-à-dire conçu d’un seul tenant et non pas comme une succession de formes closes). C’était sans compter, quarante ans plus tard, avec Les Soldats (Die Soldaten) de Bern Alois Zimmermann (1918-1970), conçus dès 1957 mais créés seulement en 1965, à Cologne, sous la direction de Michael Gielen. Œuvre d’une vie, Les Soldats ont connu une naissance douloureuse (réticence des commanditaires devant l’exigence de la partition, mauvaise volonté des interprètes, rivalité de Zimmermann avec Stockhausen…), mais l’œuvre elle-même se réfère au passé militaire de Zimmermann, mobilisé en 1940 dans la Wehrmacht et confronté à la violence insensée de la guerre. Le compositeur finira par se suicider.

Les points communs entre les deux ouvrages sont nombreux : la présence d’un personnage central appelé Marie, la dénonciation de l’absurdité de la condition militaire et de la férocité qu’elle produit, et, sur le plan musical, le recours à une série de formes éprouvées : comme le précise Laurent Feneyrou, « chaque scène [des Soldats] adopte une forme ancienne : ciacona, capriccio, nocturno, ricercar, toccata ». Sans oublier les citations formelles : dies irae, chorals de Bach, marches militaires, références au jazz, qui font référence à l’univers de Berg.

Superpositions et télescopages

Les effets de collage, de superposition, de polyrythmie rendent périlleuse l’interprétation des Soldats. Malgré l’ambition de son propos et le gigantisme de l’orchestre qu’il convoque toutefois, l’opéra de Zimmermann est relativement concis, le compositeur ayant fait un choix minutieux au sein des scènes du drame de Lenz Die Soldaten (1776) comme Berg parmi celles de Woyzeck de Büchner. Mais alors que Berg avait fait de son opéra un modèle de construction dramatique à partir d’un drame fragmentaire, l’action des Soldats de Zimmermann est moins resserrée ; le compositeur, en effet, n’a pas voulu réellement raconter une histoire mais dénoncer la frénésie guerrière en superposant différents moments, en télescopant différentes musiques, en éparpillant son propos de manière à mettre en scène la perte des repères et du temps, c’est-à-dire la folie.

L’œuvre connut sa première française à Lyon en 1983, dans une mise en scène du grand Ken Russell et sous la direction de Serge Baudo, mais elle reste en France assez méconnue, quand bien même sa réputation serait prestigieuse. En Allemagne, elle fait moins figure de rareté, et il faut saluer François-Xavier Roth de l’avoir dirigée dès 2018 à Cologne, là où elle fut créée, dans une mise en scène de Carlus Pedrissa, puis d’avoir souhaité la reprendre, cette fois en compagnie de Calixto Bieito (qui en avait signé une mise en scène à Zurich en 2013), avec une mise en espace destinée à la Philharmonie de Cologne, reprise à l’Elbphilharmonie de Hambourg et à la Philharmonie de Paris.

Une salle de concert, par définition, n’est pas un théâtre. Le travail de Calixto Bieito n’a donc rien de très spectaculaire. Ceux qui attendent ou qui redoutent de la violence et du sang (qui maintenant, il est vrai, n’étonnent plus personne à l’Opéra) seront déçus. Devant l’immense orchestre éclairé à la manière d’une foule menaçante, les chanteurs occupent les gradins en hauteur situés derrière la scène. Ils vont et viennent au pas cadencé, ou se déplacent, toujours avec justesse, pour signifier l’essentiel de l’action, laquelle finalement pourrait se résumer à une proposition : la passion de Marie, fille d’un commerçant de Lille amoureuse du drapier Stolzius, se laisse courtiser par le baron Desportes et finit fille à soldats. Des ceintures dénouées qui claquent comme des fouets, le passage à tabac de Stolzius devenu marionnette sous les coups, le viol collectif de Marie (représentée par une figurante, double de la chanteuse) comme une cérémonie lugubre, autant d’épisodes bien réglés qui font oublier quelques facilités (les personnages se trémoussant au gré d’une séquence instrumentale déchaînée).

Le chant malgré les assauts

Conflits de famille, empoisonnement de Desportes par Stolzius, suicide de ce dernier : l’action est parfois un peu diffuse en raison, notamment, du grand nombre de personnages, mais la distribution, venue de Cologne en compagnie de l’Orchestre du Gürzenich dont François-Xavier Roth est generalmusikdirektor, défend avec héroïsme une partition où le chant ne perd pas ses droits malgré les assauts telluriques de l’orchestre. L’autorité paternelle un peu grotesque de Wesener (Tómas Tómasson), la suavité malsaine de Martin Koch (Desportes), les élans désespérés de Stolzius (Nikolay Borchev), pour ne citer que trois rôles masculins, répondent à des rôles de mères dévorantes (Alexandra Ionis, Kismari Pezzati) et surtout au personnage central de Marie, incarné par une Emily Hindrichs on ne peut plus engagée, qui jamais ne sacrifie au cri les nuances de l’expression.

On a cité l’orchestre immense réuni par Zimmermann : il se distingue notamment par ses très nombreuses percussions (dont certaines disposées derrière le public), ses claviers (célesta, glockenspiel, orgue), ses quelques instruments amplifiés (contrebasse, guitare), sans oublier un saxophone et, à la toute fin, une bande magnétique qui n’ajoute rien à l’horreur et à la démence évoquées par le compositeur. François-Xavier Roth, qui vient de diriger La Flûte enchantée au Théâtre des Champs-Élysées après avoir célébré Ligeti à Radio France, montre une fois de plus, à force de précision, quelle est sa capacité à faire entendre les lignes et les plans sonores des partitions les plus complexes, à faire rugir les instruments sans que jamais la confusion s’installe, à exprimer le chaos sans jamais s’y abîmer. Implacables, ses Soldats ont quelque chose d’une funèbre apothéose.

Illustration : photo Antoine Benoit-Godet/Cheeese

Bernd Alois Zimmermann : Die Soldaten (« Les Soldats »). Avec Tómas Tómasson (Wesener), Emily Hindrichs (Marie), Judith Thielsen (Charlotte), Kismara Pezzati (la vieille mère de Wesener), Nikolay Borchev (Stolzius), Alexandra Ionis (la mère de Stolzius), Lucas Singer (Obrist, comte de Spannheim), Martin Koch (Desportes), John Heuzenroeder (Pirzel), Oliver Zwarg (Eisenhardt), Miljenko Turk (Haudy), Wolfgang Stefan Schwaiger (Mary), Yongseung Song, Yong Woo Kim, Artjom Korotkov (trois jeunes officiers), Laura Aikin (la comtesse de La Roche), Alexander Kaimbacher (le jeune comte de La Roche), Alexander Fedin (le domestique de la comtesse de La Roche), Ján Rusko (le jeune enseigne), Frederik Schauhoff (l’Officier ivre), Anthony Sandle, Heiko Köpke, Carsten Mainz (trois capitaines), Denise Meisner (Madame Roux et Marie Double). Calixto Bieito, mise en espace. Orchestre du Gürzenich de Cologne, dir. François-Xavier Roth. Philharmonie de Paris, 28 janvier 2024.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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