Au Théâtre de l’Epée de bois jusqu’au 12 mai 2024
Une saison de machettes, Jean Hatzfeld
Une saison en enfer
On n’imagine pas que des acteurs d’un génocide puissent raconter tranquillement leurs exactions, sans sourciller. Si Jean Hatzfeld a pu recueillir les récits de ces Rwandais Hutus (Une saison de machettes, Le Seuil, 2003) qui ont participé au massacre de leurs voisins Tutsis (dont Hatzfeld avait recueilli les témoignages auparavant, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Le Seuil, 2000), c’est pour plusieurs raisons. Il est allé les voir en prison après leur jugement, il a pris le temps nécessaire pour gagner leur confiance et obtenir qu’ils cessent de mentir. A partir de là, ne ressentant aucune culpabilité pour leurs crimes, ils ont livré leurs récits sans réticences. Ils étaient une bande de copains, des cultivateurs qui vivaient en bonne intelligence avec leurs voisins Tutsis, malgré une inimitié latente ancienne, l’un d’eux avait même épousé une jeune Tutsi, qu’il n’a pas hésité à tuer ainsi que ses propres enfants ! A les entendre, on comprend comment ils ont été manipulés par « les encadreurs » auxquels ils ont obéi sans réfléchir. On connaît cette petite musique qu’Eichman avait servi à ses juges « je n’ai fait qu’obéir aux ordres ». On est en plein dans la banalité du mal dont parle Hanna Arendt.
Les Hutus ont utilisé leur machette, un outil familier pour « couper » les Tutsis, ils ne disent pas « tuer ». C’était leur « travail ». « On est devenus naturellement méchants. [… ]. La discipline était relâche parce qu’elle n’était plus indispensable. […] La règle numéro un, c’était de tuer. La règle numéro deux, il n’y en avait pas. C’était une organisation sans complications. »
Auparavant ils cultivaient les champs, maintenant ils « coupent » leurs voisins qualifiés de « cancrelats », de « serpents », « sans rien penser ». « Ça ne nous faisait rien de penser qu’on était en train de couper nos avoisinants jusqu’au dernier. C’était devenu un aller-de-soi. Ils n’étaient déjà plus nos bons avoisinants de longue date, ceux-là qui tendaient le bidon de boisson au cabaret, puisqu’ils ne devaient plus être là. Ils étaient devenus des gens à débarrasser, si je puis dire. Ils n’étaient plus ce qu’ils étaient auparavant et nous non plus. On n’était pas gênés d’eux ni du passé, puisqu’on n’était gênés de rien ».
Certains disent même qu’au début ils étaient contents de briser la routine de leurs travaux des champs, mais au bout d’un moment l’ennui de la routine est revenu.
Ils « travaillent » la journée et s’occupent de leurs cultures à leur retour à la maison. Pendant qu’ils traquent dans les marais et déciment cette population terrifiée, les femmes Hutus s’organisent pour piller les maisons.
Quand les prisonniers projettent leur retour, ils imaginent dans une belle inconscience que leur demande de pardon sera forcément acceptée et que le cours de la vie reprendra comme avant. L’idée qu’ils ont commis un génocide ne leur est jamais venu, ils n’en connaissent pas le sens : une entreprise d’extermination d’un peuple sans combat. Au Rwanda, près d’un million de victimes.
Dominique Lurcel reprend le spectacle créé en 2006. Il raconte que certains rescapés rwandais qui ont vu la pièce l’ont remercié de parler de leur histoire tant ils ont eu le sentiment d’avoir été abandonnés. Pour faire entendre ces paroles terribles, le metteur en scène a choisi un dispositif sobre, un récit choral pour quatre comédiens et un contrebassiste dont la gravité de l’instrument s’accorde parfaitement à la gravité des propos. Les comédiens sont d’abord répartis dans le public et leurs voix surgissent de l’ombre, aussi détachée et calme que leurs propos sont glaçants. Puis ils se réunissent sur scène, sans façons et sans fioritures. Ils livrent leurs expériences horrifiantes sur un ton imperturbable dénué d’émotions qui en démultiplie la violence. L’être humain ne serait-il qu’un animal comme les autres ? Outre sa qualité de témoignage, le spectacle invite à s’interroger encore et toujours sur les mécanismes qui peuvent conduire des gens comme vous et moi à se conduire en barbares.