Le Beau Monde, création collective de Arthur Amard, Blanche Ripoche et Rémi Fortin
Rencontre avec le futur
Nous sommes dans un lointain futur ; trois comédiens se livrent à un rituel, célébré tous les 60 ans sur une scène, destiné à transmettre de génération en génération, une évocation de la société du XXIe siècle à travers des fragments qui auraient survécu au passage du temps.
À une époque reculée, des acteurs, probablement inquiets à la perspective de la disparition de l’espèce humaine, ont établi un condensé des éléments représentatifs de leur monde pour laisser une trace de notre humanité, comme une bouteille à la mer ou un message envoyé dans l’espace à l’intention d’hypothétiques extra-terrestres (qui ont peut-être déjà reçu de nos nouvelles en 1974 avec le message d’Arecibo).
Pour l’heure, nos Martiens sont tellement éloignés du rituel originel qu’ils reproduisent mécaniquement avec application les instructions consignées dans 46 fragments (survivants des 467 initiaux) qu’ils n’ont plus les moyens de comprendre. Il en va ainsi des émotions qui ne sont plus que des mots, malgré tous leurs efforts pour y accéder.
Tel un inventaire à la Prévert, ils énumèrent des définitions incongrues : la neige, la propriété, la liste infinie des desserts préférés de Zelda, le sens de la vie (« fragment perdu »), le cortège de manifestants, nostalgie et lieux communs, le temps qui passe, les fantômes (« À la fin d’un rituel, les participants frappent dans leur main pour chasser les fantômes qu’ils ont convoqués »), etc. Les éléments constitutifs des fragments sont parfois réduits à un conglomérat de mots débités à la manière d’un prototype raté de robot humanoïde ; pour un peu, on entendrait la voix artificielle de Siri : « La Pomme est un fruit de saison. Elle se mange avec des feuilles de vignes sur le sexe. Elle est la première qui a découvert la gravité. Elle endort les princesses. Elle ouvre le cyberespace. »
L’incompréhension qui se lit sur le visage des comédiens nous fait rire, nous qui détenons les codes de lecture du passé, et en même temps nous saisit car nous voilà en position de témoins directs de notre propre disparition.
Dans un espace vide, lumières allumées, le trio d’acteurs a la tête et la culotte à l’envers dans cet univers absurde le téléscripteur est en panne et le rituel a perdu le fil. Le spectacle aborde avec humour le spectre de la fin de notre monde, l’éphémère de nos sociétés sur l’échelle du temps, mais c’est aussi un hommage au théâtre, dont la vocation première est la transmission : « Les théâtres étaient des lieux dans lesquels on s’assemblait pour s’endormir ensemble en écoutant des histoires. Mais selon d’autres sources archéologiques, il s’agissait aussi de lieux dans lesquels on reconvoquait la mémoire de l’Humanité. »
Concocté collectivement par Arthur Amard, Blanche Ripoche et Rémi Fortin (qui en a proposé l’idée), le spectacle a été lauréat du prix Impatience 2022 et programmé dans le cadre du Festival d’Avignon 2023. Les trois artistes se distinguent par des parcours et des choix hors des sentiers battus. Acteurs, chanteurs, mimes, ils occupent l’espace avec la vivacité de trois lutins. Cette création récréative jouée avec trois bouts de ficelle et quelques cailloux révèle de beaux talents qui n’ont pas les deux pieds dans le même sabot, ni l’imagination en berne.
Le Beau Monde. Création collective de Arthur Amard, Blanche Ripoche et Rémi Fortin. Sur une idée originale de Rémi Fortin. Regard extérieur et scénographie, Simon Gauchet. Assistanat à la mise en scène, Thaïs Salmon-Goulet. Musique, Arthur Amard. Au Centquatre-Paris jusqu’au 23 septembre, du mardi au samedi à 20h . Dimanche, 17h. Durée : 1h30.
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© Mahamed Charara
