La mort d’Alexis Gruss
Le plus grand circassien français
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- 7 avril
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Il allait avoir 80 ans, le 23 avril. Alexis Gruss est mort ce samedi 6 avril d’un accident cardiaque, tandis que s’achevaient les représentations de ses nouvelles Folies Gruss, assurées par la troupe de notre unique cirque national. Un autre anniversaire était fêté cet hiver : la cinquantième saison des Gruss à Paris. Quelle longue et grande histoire ! Le cirque Gruss ne disparaît pas. En raison de son caractère familial, il peut compter sur les artistes qui portaient la vie du chapiteau avec Alexis mais un chapitre s’achève, celui d’Alexis, l’un des plus grands circassiens français qu’ait connu en France cette discipline. Pinder, Amar, Rancy, c’était autrefois. Pour les XXe et XXIe siècles, Gruss est le nom qui domine.
Pourtant, à ses débuts, le cirque Gruss était une équipe restreinte et dérisoire. Bien que les parents d’Alexis aient été des artistes estimés (Dédé, le père, était un clown, un auguste talentueux), le nom de Gruss n’avait aucun éclat quand les rescapés d’une dynastie alsacienne oubliée et désargentée arrivèrent à Paris. Il y avait là Alexis, magnifique athlète trentenaire, son épouse la belle venue de la tribu voisine, Gipsy Bouglione, le frère Joseph – qui quittera plus tard l’équipe -, le père dit Dédé, une éléphante, le clown graphiste Dominique Jando et quelques chevaux. Par quel miracle échouèrent-ils devant le Carré Thorigny appelé alors Carré Silvia Monfort et futur musée Picasso ? C’est là qu’ils rencontrèrent quelqu’un qui sut croire en eux : l’actrice Silvia Monfort. L’ancienne résistante, la blonde électrique des films de Le Chanois et de Bresson mit des moyens à leur disposition et, plus fort encore, se mua en écuyère de cirque pour participer à leurs spectacles. On était en 1974. La première eut lieu à l’hôtel Salé. L’année suivante, le chapiteau était dressé devant le Centre Georges Pompidou. Paris découvrait une troupe qui savait tout faire, alors même que le cœur de leurs prouesses résidait dans l’art équestre. L’enthousiasme du public et de la presse fut immédiat. On applaudit les Gruss et Silvia Monfort qui tournait dans les bras d’Alexis dirigeant son cheval brun et portant comme une déesse irréelle la bien réelle Silvia. Les gradins résonnaient de cris d’émotion et de bonheur. Au moment où le cirque classique mourait de son gigantisme et où de nouvelles générations cherchaient diverses voies du renouveau, le clan Gruss prônait le « cirque à l’ancienne », ce qui n’était pas du passéisme mais un manière de faire revenir le cirque dans la planète culturelle, de lui restituer une égalité avec le théâtre à l’intérieur de la passion que le peuple et les spectateurs cultivés lui avaient toujours manifestée jusqu’aux années 30. Ce slogan « à l’ancienne » ne devait pas être un frein à la quête d’un nouveau style ; les Gruss allaient en faire la démonstration pendant cinquante ans.
Au lieu de se laisser emporter par la griserie du succès, Alexis Gruss entreprit d’enseigner et de transmettre. En 1975, il crée la première école du cirque – avant celle qu’allaient fonder Pierre Etaix et Annie Fratellini (des rivaux qui deviendraient leurs amis). L’Etat ne reste pas indifférent. Fait exceptionnel, en 1983, le ministère de la Culture donne au cirque Gruss la qualification de « cirque national » et le subventionne, dans une proportion limitée, mais c’est une première, une implication inédite dans notre pays qui du côté ministériel, ne s’était jamais beaucoup préoccupé de ses circassiens. Jack Lang et son directeur des spectacles, Robert Abirached, surent créer une sorte de label de centre dramatique de la piste – pour la première fois et, jusqu’à maintenant, pour la dernière fois.
Le cirque, c’est la piste
La piste ! Alexis Gruss pourfendait toute personne qui prétendait faire du cirque sans conserver le principe d’un cercle de 13 mètres 50. Il haïssait les chapiteaux carrés et toutes ces formules approximatives qui, derrière des prétentions artistiques, cherchent l’efficacité et la rentabilité du show-biz. Pendant plusieurs décennies, il sut renouveler la conception du spectacle annuel, conserver une écurie splendide – d’une cinquantaine de montures, il allait lui-même les acheter en Europe et en Argentine -, transmettre son savoir à ses enfants et petits-enfants, apprendre d’eux ce que lui-même n’aurait pas imaginé sans la vie familiale, se mesurer aux saltimbanques d’autres pays au festival de Monter-Carlo, s’imposer sur d’autres terrains : les Gruss acquirent un domaine à Piolenc dans le Var et, récemment, un espace à Béziers, pour des recherches et l’accueil du public ; ils confrontèrent leurs art et technique à ceux d’autres pratiques équestres dans le théâtre antique d’Orange. « Haute école » : le terme convient bien à Alexis qui était un maître écuyer et apprenait toujours auprès des autres, aimant les mots et leur étymologie, allant voir régulièrement ce qui s’inventait au théâtre et sous les autres chapiteaux. Grand croyant, il trouvait dans la foi la force de supporter des épreuves comme la tragédie de la mort de son fils Armand, terrassé par un problème cardiaque alors qu’il avait à 20 ans la beauté et la mobilité inspirée des archanges. Ses prestations en duo avec Gipsy sont dans la tête de tous ceux qui ont suivi cette magistrale aventure : Alexis dressait les chevaux, en rondes obsessionnelles ou dressés sur leurs postérieurs – comme le faisait son oncle Alexis Gruss senior, glorieux champion d’antan -, puis il les faisait danser avec son sens très intense de la musique (il savait se transformer en clown blanc jouant de la clarinette et composait avec Gipsy des allées et venues contrastées qui alternaient avec humour la classe tranquille de la vie mondaine et l’agitation nerveuse des conflits de westerns).
Longtemps, le cirque Alexis Gruss eut l’élégance, la noblesse, la fantaisie et l’audace de ce qu’était le cirque aux temps de Toulouse-Lautrec et de Picasso. Les enfants ont peu à peu fait évoluer le style vers un accord étonnant entre l’éternel et le moderne ; les musiques d’aujourd’hui ont un rôle de plus en plus important, l’imaginaire contemporain marqué par le rock, la SF et les objets urbains se glisse à l’intérieur d’une composition globale savante où le rythme ne faiblit jamais. Ces enfants, qui ont le goût raffiné de leurs parents, sont Stephan Gruss, qui sait tout faire et possède un grand art de la mise en scène, Firmin Gruss, clown, acrobate, cavalier hors pair et administrateur implacable, Maud Gruss, grande dame de l’art équestre et du funambulisme. Il faudrait parler également des petits-enfants (les admirables jumeaux Charles et Alexandre) et des arrière-petits-enfants (le dernière est la fille de Maud et de Tony Florees, Vénicia, 8 ans). Au moment où Alexis disparaît, des mariages ont élargi le cercle Gruss. L’histoire appartient aux Gruss, l’avenir aussi. Mais, comme les chevaux aux longues crinières tressées et aux regards soucieux, nous les spectateurs assidus nous nous sentons orphelins et verrons toujours Alexis en filigrane dans le merveilleux chapiteau blanc.
Alexis Gruss dans le spectacle Quintessence, 1916. Photo Karim El Dib.