La mort d’Edward Bond
Le scandaleux radical
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- 6 mars
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Mort le 3 mars 2024 à Cambridge, le dramaturge anglais Edward Bond, qui était né à Holloway (quartier du nord de Londres, quartier ouvrier) en 1934, était un auteur considérable à l’intérieur du théâtre moderne. Nombre d’essais et d’articles en témoignent, qui rappellent que sa seconde pièce, Sauvés (1964), fit scandale à Londres, fut interdite par la censure et remporta ensuite un succès international : on y voyait des individus lapidant un bébé dans une poussette. Tout Bond était là : une violence qui dépasse celle de Shakespeare (qui était pourtant un maître pour la représentation des meurtres et des règlements de comptes effroyables). S’il y eut avant lui, dans le théâtre britannique, un courant de « jeunes gens en colère », Bond exprima une fureur bien plus grande. Celle-ci était éminemment politique (contre le pouvoir conservateur et bien au-delà, contre toute tendance à la domination dans la vie sociale et contre les états eux-mêmes). Pour lui, qui venait d’une famille ouvrière et fut un temps travailleur manuel, tous les systèmes menaient au meurtre de l’enfance et c’est ce qu’il fit jouer dans ses pièces : la mise à mort des innocents, particulièrement les nourrissons et la descendance la plus juvénile, fracassés sous nos yeux. Le malaise que cela provoque est évidemment volontaire : Bond pousse le spectateur à subir le mal – tant la cruauté de l’action nous tétanise – pour que l’évidence de ce mal nous pénètre dans la chair et dans l’esprit.
Nous avons connu en France des années Bond. Claude Régy fut le premier à le monter avec Sauvés en 1972 (avec Depardieu et Lonsdale). Mais c’est plus tard que plusieurs metteurs en scène créèrent une abondance de spectacles bondiens. Ce fut essentiellement Alain Françon qui tenta de monter beaucoup d’œuvres de Bond et porta six d’entre elles à la scène, de façon souvent stupéfiante : la trilogie des Pièces de guerre fut un événement saisissant en 1994, et, sous sa direction, La Mer fut donnée à la Comédie-Française en 2016. Puis il y eut Christian Benedetti qui fit preuve à l’égard de cet auteur d’une aussi grande passion et d’une indéfectible fidélité (Les Enfants, 2003). On ajoutera les noms de Jean-Pierre Vincent et Jacques Rosner. C’était un temps où Bond n’était plus beaucoup joué en Angleterre ; il trouvait en France un écho de grande ampleur. On vit beaucoup ce fascinant personnage dans nos théâtres, dialoguant avec sa digne gravité, en compagnie de l’intelligentsia qui l’adorait et parmi le public qui ne le reconnaissait pas.
A son tour, notre pays oublia quelque peu ce scandaleux radical, bien que ses écrits théoriques et ses relations avec de praticiens comme Benedetti maintenaient une flamme qui ne s’est jamais complètement éteinte. Ces années Bond furent essentielles et posent le problème de la brutalité (surtout mentale) portée à l’extrême : bien des moments sont insoutenables, même pour les acteurs qui les interprètent. Alain Françon a monté Feydeau après Bond. On a tous besoin de bien-être après l’inconfort, de folie douce après l’inquiétude la plus dure. Du point de vue de notre capacité à recevoir la violence, même admirablement sublimée, il y eut peut-être trop d’œuvres de Bond à l’affiche dans cette période 1990-2010, car elles sont si puissantes qu’elles nous concassent et nous culpabilisent. Aujourd’hui, on y revient sans doute insuffisamment.
Photo DR.