Extinction d’après Thomas Bernhard et autres écrivains viennois par Julien Gosselin au Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Artistes, intellectuels, scientifiques se croisent à Vienne, à l’aube du XX è siècle. Or, le vent de l’Histoire tourne, et un monde s’écroule.

 Extinction d'après Thomas Bernhard et autres écrivains viennois par Julien Gosselin au Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris.

Concert immersif techno, danse collective autour d’un DJ, une bière à la main offerte à l’entrée de la salle, tapement du pied et élévation du bras au-dessus de la tête - des signes furtifs d’adhésion au rythme scandé, à la transe quêtée, au bel enfer tonitruant. S’ensuit un fracas musical et une mer de vagues harmonieuses, visuelles et sonores, enchantement festif des derniers feux allumés.

D’un côté sur le plateau, près du DJ set techno - ceux qui dansent, jeunes gens la plupart, d’autres moins jeunes, et de l’autre côté, dans la salle, ceux qui regardent le bal, une bière à la main. Le metteur en scène déjà aguerri Julien Gosselin donne avec Extinction un coup de pied magistral dans le quatrième mur du théâtre, invitant le public à arpenter l’espace scénique - fête, ouverture, bol d’air frais, et respiration inopinée, pour qui fréquente le théâtre et ses codes admis.

Au bout d’une ample session de musique et de danse conviviale, deux personnages féminins apparaissent, comme surgis de la foule, alors qu’une caméra projette leurs visages à l’écran - l’une, philosophe, écrit, l’autre est comédienne. La seconde Victoria dit à la première Rosa qu’on l’enjoint à « rappeler Wolfseeg ». Rosa sera la narratrice, non le narrateur originel d’Extinction de Thomas Bernhard (1931-1989), qui, huit jours après le mariage de sa soeur dans le château familial de Wofsegg, rentré à Rome, doit repartir en Autriche pour les funérailles des siens, morts par accident.

Après ce volet intitulé « Rome, 1980 », Rosa va s’asseoir dans la salle, spectatrice.
Le deuxième volet s’ouvre à Vienne 1900 - à l’honneur, le raffinement artistique et l’effervescence intellectuelle d’une soirée mondaine -, offrant à vue, grâce au personnel technique, l’installation d’un studio de cinéma pour la captation cinématographique en noir et blanc, filmée en temps réel.
Déplacements des éléments de décors, parois de bois de style viennois - courbes florales et volutes -, avec des portes-fenêtres vitrées qui ne laissent voir qu’à peine au théâtre ce qui se passe à l’écran. Les portes s’entrouvrent et l’on distingue de loin, à l’intérieur de la salle à manger, les convives élégants et bien nés qui parlent de philosophie, de musique, de littérature et d’amour.

Ces amis aux affinités électives conversent, recélant en eux des secrets inavouables, lourds de désirs cachés - des scènes de cinéma dont on aimerait voir plus longuement les rencontres suivies, à l’intérieur d’un film digne de ce nom, mais qui se réalisent ici et là, par fragments choisis d’un vaste puzzle : à vue, une chambre, un couloir, une salle de bain avec ses toilettes crues.

Préalable au rituel de répétition théâtrale d’Extinction que se ré-approprie le cinéma, l’ouverture prémonitoire offre d’abord dans un silence angoissant une vison apocalyptique de ces convives ensanglantés - des cadavres - et le public ne les verra qu’ensuite vivre et s’entrecroiser, des couples de Schnitzler (1862-1931) - La Nouvelle rêvéela Comédie des séductions  et Mademoiselle Else - et de Lettre de Lord Chandos de Hugo van Hofmannsthal (1874-1929).

Les femmes brisent la convention des apparences : l’une raconte ses aventures sexuelles à son mari, l ‘autre incestueuse aime ouvertement son frère, une troisième se sacrifie pour l’honneur paternel - signes annonciateurs du « rien ne va plus » à la roulette de la société dite cultivée.

Après le troisème volet « Animals » - le grotesque sanglant d’une scène bavaroise -, assise sur son estrade, en scène, face à une cinquantaine de spectateurs qui l’ont rejointe sur le plateau, Rosa Lembeck, la narratrice d’Extinction re-surgit, pour une belle performance verbale - pleurs et enthousiasme colériques bernhardiens, formulant le refus viscéral des siens et du nazisme.

Julien Gosselin est un maître d’oeuvre qui joue avec le feu, enclin à la chose littéraire en même temps qu’attiré par le septième art dont les bribes livrées sont pleines d’attrait - les mêmes reflets formels de cet envoûtement solaire et passionnel que les êtres exercent entre eux, porteurs aussi d’une face lunaire mortifère : le théâtre en souffrance capterait la vérité existentielle via la rébellion.

Jeu ensorcelant de cache-cache maîtrisé, entre théâtre et cinéma où celui-ci semble l’emporter, au regret du spectateur, malmené mais ébloui, consentant à reconnaître l’art vif de ce théâtre inventif.

Extinction, texte de Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, adaptation et mise en scène de Julien Gosselin, dramaturgie Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann, traduction Francesca Spinazzi, musique Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde, scénographie Lisetta Buccellato, lumière Nicolas Joubert, son Julien Feryn, vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol, costumes Caroline Tavernier, cadre vidéo Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel. Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, avec Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow. Du 29 novembre au 6 décembre, Théâtre de la Ville - Sarah Bernhardt, avec Théâtre Nanterre-Amandiers (Festival d’Automne à Paris), THEATRE DE LA VILLE- Sarah Bernhardt 2 place du Châtelet- Paris 4e. En français et allemand sur-titré en français et allemand.

Crédit photo :Simon Gosselin.

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Véronique Hotte

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