au Lucernaire jusqu’au 5 mai 2024

Eurydice de Jean Anouilh

On ne refait pas l’histoire

Eurydice de Jean Anouilh

Jean Anouilh, un des dramaturges les plus prolifiques du XXe siècle, a réuni quelques pièces sous le titre Pièces noires, dont cette Eurydice. Il s’inspire du mythe d’Orphée pour le subvertir d’une assez méchante manière. Comme dans le mythe, son Orphée est musicien et Eurydice meurt en tentant d’échapper à son prétendant. Ils pourraient dire comme la Phèdre de Racine que le jour n’est pas plus pur que le fond de leur cœur, mais la trivialité de la vie va se charger de les ramener à la médiocrité de la réalité. Pas moyen d’y échapper, même dans la mort, voilà le constat cruel du dramaturge qui ne donne pas cher de la nature humaine. Au registre des références, Le garçon d’hôtel (Victor O’Byrne) évoque l’ange Heurtebise qui guide Orphée aux Enfers dans le film de Jean Cocteau (1949). Ici c’est la figure de la Mort elle-même, ou le Destin, en la personne inquiétante de Monsieur Henri qui le conduira chez Hadès.

A la minute où Eurydice tombe amoureuse d’Orphée, elle doute de cet amour idéal dont ils rêvent pourtant. Elle semble méfiante et mystérieuse quand lui paraît transparent et naïf. La jeune femme a expérimenté le poids de la masculinité encombrante. En taisant son passé chaotique, elle tente une ultime fois de recommencer à zéro, de s’émanciper du joug masculin, mais Orphée ne tarde pas à lui demander des comptes pour satisfaire sa jalousie dévorante, et ce sera leur perte à tous deux.

Tout commence sur le mode de la comédie au café de la gare où se croisent un père mauvais harpiste et son fils violoniste, tous deux sans le sou, en attente d’un train pour Palavas les flots, et une vieille comédienne, exaspérante à force d’exubérance, accompagnée de sa jolie fille, et acoquinée à son ancien amant, tous trois en tournée en province. La pièce s’achève dans ce même café où Orphée retrouvera son père, et surtout cet étrange monsieur Henri pour le meilleur et pour le pire.

Dans une scénographie minimaliste dont les éléments ainsi que les costumes (Guenièvre Lafarge) évoquent la France des années 40, le metteur en scène Emmanuel Gaury ravive les couleurs de cet exercice de style un peu daté grâce à la vivacité distancée imprimée au spectacle et au jeu des comédiens qui en souligne à la fois les mystères, les outrances et les nuances. Gaspard Cuillé est un ardent Orphée, Bénédicte Boccara donne à Eurydice une grâce mystérieuse et inquiète. L’odieux agent artistique tendance prédateur est interprété par Jérôme Godgrand. Corinne Zarzavatjian est cette mère faussement libre, soumise à ses hommes, le contraire de sa fille. Dans le rôle du père d’Orphée, Patrick Bethbeder est touchant, bonhomme sans le sou qui en gars du Midi se la raconte volontiers sur ses conquêtes féminines, mais ne sait pas s’il mangera le lendemain. Benjamin Romieux dans son imper mastic, impassible et implacable, est Monsieur Henri, glaçant personnage qui tire les ficelles de ce jeu mortel.

Eurydice de Jean Anouil. Mise en scène Emmanuel Gaury. Avec Lou Lefèvre ou Bérénice Boccara, Gaspard Cuillé, Benjamin Romieux, Corinne Zarzavatdjian, Patrick Bethbeder, Maxime Bentégeat, Pierre Sorais ou Victor O’byrne Jérôme Godgrand. Musique Mathieu Rannou. Lumières, Dan Imbert. Costumes, Guenièvre Lafarge. A Paris, au théâtre du Lucernaire jusqu’au 5 mai 2024. Durée : 1h10.
Créé au Poche-Montparnasse en 2022.
A partir de 14 ans
www.lucernaire.fr

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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