Enfin Les Oiseaux de Walter Braunfels !

Cent ans après sa création à Munich, l’Opéra du Rhin ressuscite un chef-d’œuvre de poésie lyrique.

Enfin Les Oiseaux de Walter Braunfels !

QUI CONNAÎT AUJOURD’HUI, parmi les amateurs, les lyricomanes les plus passionnés et même les spécialistes patentés, le nom de Walter Braunfels ? Ce fut pourtant l’un des compositeurs les plus célèbres de son temps, en particulier lors de la création, en 1920 à l’Opéra de Munich et sous la baguette de Bruno Walter – excusez du peu !, de son chef-d’œuvre : Die Vögel – Les Oiseaux, sur un livret de sa propre plume, d’après la pièce éponyme d’Aristophane. Cette « comédie lyrique et fantastique », au succès public et critique triomphal, fut représentée dans plus de dix villes en quelques années. La disgrâce du compositeur, d’origine « demi-juive », qui s’était refusé à composer un hymne pour le parti nazi, à l’époque où il était encore en grâce à leurs yeux, commença avec les lois antisémites : Braunfels est destitué de ses fonctions de directeur du Conservatoire de Cologne, ses œuvres sont interdites, il se verra inscrit dans la liste des compositeurs de « musique dégénérée » – entartete Musik – mais échappera heureusement à la déportation. L’après-guerre ne vaudra guère mieux pour lui, cette fois du fait de son style clairement postromantique, en totale opposition à l’esthétique en vogue en Allemagne dans ces années : le post-sérialisme et l’École de Darmstadt. Ce n’est qu’en 1971 que Les Oiseaux seront à nouveau programmés, cette fois avec une belle constance, en particulier dans les pays germaniques mais aussi depuis les années 2000 en Suisse, en Italie, aux États-Unis, etc.

Enfin la création française !
C’est à l’Opéra national du Rhin, sous la houlette de son directeur Alain Perroux, que l’on doit la magnifique initiative de « créer » enfin cet opéra superbe en France, ce qui donnera, peut-on l’espérer, quelques idées aux directeurs d’opéra pour les années à venir. Comme souvent, lorsque l’on écoute un opéra inconnu, l’oreille cherche malgré elle à s’y repérer en le comparant à des univers lyriques plus familiers : ainsi pense-t-on d’abord à Richard Strauss, pour l’invention harmonique, la plénitude symphonique, le sens mélodique et la pure splendeur du chant. Puis vient le souvenir de Wagner (orchestration, effets de vague), de Weber (inspiration fantastique qui rappelle le Freischütz, en particulier dans la scène fascinante de la Tempête au 2e acte), de Janáček peut-être (pour la ferveur à évoquer une nature éblouissante de beauté et de sagesse). C’est dire que le monde de Braunfels est un véritable creuset de styles et d’influences mêlés.

Aristophane et Braunfels
Mais la substance même des Oiseaux est unique : d’abord par l’emprunt d’une pièce d’Aristophane (à notre connaissance, il est le premier compositeur d’opéra, et le seul à ce jour, à choisir cet auteur), qui le distingue fortement de l’hellénisme d’un Hugo von Hofmannsthal pour Richard Strauss. Bien loin des tragédies meurtrières inspirées des Atrides comme des mythes de transfiguration, Braunfels choisit la plus subversive des comédies d’Aristophane, Les Oiseaux, dont il respecte à peu près la trame, du moins pour le 1er acte. (Deux humains fuient la cité corrompue et, guidés par un choucas et une corneille, s’en vont persuader l’assemblée des oiseaux de fonder dans les airs une cité idéale et retrouver ainsi leur pouvoir volé par les dieux. L’affaire ne sera pas gagnée…)

Le dernier des romantiques allemands
Braunfels laisse presque entièrement de côté la charge ironique et subversive de la pièce d’Aristophane, en faisant du monde des oiseaux le support de son rêve d’un monde idéal, fait de paix, d’amour et de beauté. Cela donne à sa musique une richesse extraordinaire, venue directement du romantisme allemand, où l’onirisme rencontre la profonde mélancolie, où la nuit est le lieu d’expansion de l’imaginaire, où les variations de la lumière et les frémissements de la nature forment métaphores des paysages sentimentaux. Les oiseaux, dans leur diversité colorée et leurs expressions particulières inspirent au musicien une partition d’une merveilleuse polychromie instrumentale, faite de séquences assez courtes la majeure partie du temps, ce qui met d’autant plus en valeur les rares scènes d’une belle ampleur, en particulier celle de la rencontre entre Hoffegut (l’un des deux hommes partis à la recherche du monde des oiseaux) et le Rossignol – scène d’amour qui fait fortement songer à celle du Tristan et Isolde de Wagner.

Une mise en scène anti-lyrique
Pour déployer sa vision de l’opéra de Braunfels et l’adapter au désenchantement des temps modernes, Ted Huffman, qui signe la mise en scène, a pris le parti de situer l’action humaine dans un open-space, où le monde informatique, l’alignement des employés et la platitude répétitive des objets est censée figurer la corruption évoquée par Aristophane et l’aspiration des deux humains, Hoffegut et Ratefreund, à un monde autre. Pourquoi pas ? Mais pour entrer véritablement dans le monde voulu par Braunfels, il aurait fallu faire de ce socle de prosaïsme le ressort fondateur d’un élan, ou du moins d’une transformation radicale : du poids du réel vers la légèreté du rêve ou encore de la banalité vers la transcendance – comme y invite une partition splendide d’invention et d’émotion.

Or que voit-on ? Les humains, en effet, cassent l’ordre de leurs bureaux, passent les piles de papier au broyeur et la scène devient ainsi, à très peu de frais et d’invention, celle des oiseaux. Hors une idée ingénieuse (faire des bandes de papier ainsi produites le matériau de base de ce que l’on peut comprendre au 2e acte comme la vision d’immenses nids blancs), on s’agace de la vanité de l’entreprise scénique : peut-on vraiment se contenter d’un rapport à la réalité aussi simple pour faire œuvre théâtrale ? Imposer au spectateur, en oubliant à ce point la beauté de la musique, une vision pseudo-subversive aussi pauvre et trahir du même coup l’esprit même de l’œuvre de Braunfels ?

Œil et oreille inconciliables...
La mise en scène montre cruellement sa limite par le hiatus pur et simple entre la richesse lyrique qui s’impose à l’oreille dès le tout début de l’opéra (et qui, tout simplement, ne justifie en rien l’exposé d’un décor aussi laid…) et la pauvreté des éléments de décor qui échouent à satisfaire l’œil du spectateur. On se sent ainsi déchiré entre ses yeux et ses oreilles, les premiers agressés par une violente platitude, tandis que les secondes s’enchantent dès les premières notes de la captivante poésie de la musique. Expérience impossible.

En allant plus loin, n’y a-t-il pas une sorte de perversité (ou d’impuissance créatrice, ce qui reviendrait au même…) à donner à l’essentielle polychromie du monde des oiseaux ces tristes costumes aux couleurs qui semblent tout exprès choisies pour détonner. Rien à voir, ni de près ni de loin, avec les saisissants contrastes de couleur que peuvent présenter les oiseaux réels, entre la violence d’un violet et l’éclat d’un jaune, ou l’assemblage absolument pas académique, dans le monde des humains, de rouges et de turquoises, etc. C’est au contraire ici le règne triste d’un costumier que l’on suppose avide d’ennuyer l’œil et de le frustrer par l’assemblage de couleurs et de tissus hideux, de coupes improbables qui enlaidissent les corps. À cet égard, l’infâme tailleur pantalon au tissu fatigué et boudinant et au vieux rose sale choisi pour le personnage du Rossignol est une insulte à la voix merveilleuse de transparence, de légèreté et d’extrême justesse et à la prestance physique de la belle soprano colorature Marie-Eve Munger, excellente interprète, acclamée à juste titre à la fin de la représentation, de ce rôle redoutable de difficulté et de pyrotechnie vocale.

Une production de tous les dangers
Musicalement très réussie, cette production strasbourgeoise du chef-d’œuvre de Braunfels a pourtant connu maints déboires, avant la première représentation, le 19 janvier : cinq musiciens ayant été testés positifs au covid la veille, ce sont des remplaçants qui ont été engagés et qui, naturellement, ne connaissaient pas la partition, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne figure pas au répertoire le plus courant. Jour J, c’est le chef lui-même, Aziz Shokhakimov, pour sa toute première production lyrique comme directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, qui a dû s’isoler : c’est donc une toute jeune cheffe, Sora Elisabeth Lee, stagiaire de l’Opéra Studio, qui a dû assurer la direction. Après quelques moments de flottement, elle s’en est tirée à merveille et son sourire au public, chargé d’émotion et… de soulagement, lors des saluts, nous a touchés.

Du côté de la distribution vocale, aux côtés de Marie-Eve Munger déjà citée, le ténor Tuomas Katajala, dans le rôle de Hoffegut, le baryton Cody Quattlebaum dans celui de Ratefreund, Josef Wagner, dans celui de Prométhée, Christophe Pohl dans le beau rôle de La Huppe, entre autres, nous ont semblé également enchanteurs, ainsi que les danseurs, dont celui, particulièrement extraordinaire, qui interprétait le personnage de Narcisse.

Pour en savoir plus...
L’opéra de Walter Braunfels a donné lieu en octobre dernier à la publication très bienvenue d’un nouveau numéro de L’Avant-Scène Opéra, excellente revue lyrique qui s’adresse aussi bien aux mélomanes aguerris qu’aux amateurs et aux professionnels – gageure, s’il en est. On y trouve un riche commentaire littéraire et musical de la plume de la musicologue Hélène Cao ainsi que d’autres passionnants articles, dont le témoignage du chef américain James Conlon sur l’œuvre, ou encore un article très éclairant de Pascal Huynh sur le destin de Walter Braunfels.

Photo : Klara Beck

Les Oiseaux de Walter Braunfels, sur un livret du compositeur d’après Aristophane. Marie-Eve Munger (Le Rossignol), Tuomas Katajala (Hoffegut), Cody Quattlebaum (Ratefreund), Joseph Wagner (Prométhée), Christophe Pohl (La Huppe) ; Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Choeur de l’Opéra national du Rhin ; mise en scène : Ted Huffmann ; décors : Andrew Lieberman ; costumes : Doey Lüthi. Opéra National du Rhin, 19 janvier 2022. Prochaines représentations à La Filature de Mulhouse les 20 et 22 février 2022. Diffusion sur Arte Concert à partir du 10 février et sur France Musique le 19 février (disponible à la réécoute pendant un an).

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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