Festival international de Colmar 2024

Un faisceau très ouvert de répertoires

Émotions musicales en cascades.

Un faisceau très ouvert de répertoires

POUR LA DEUXIÈME ÉDITION DU FESTIVAL INTERNATIONAL DE COLMAR placée sous sa direction, le chef d’orchestre Alain Altinoglu renouvelle la belle expérience de 2023, tant pour les interprètes que pour le public. Colmariens et touristes de passage, de tous âges et de tous horizons, ont pu savourer une riche programmation, conçue pour réunir les goûts d’un auditoire le plus large possible, mais aussi pour satisfaire l’exigence des plus ardents mélomanes. Trois lieux emblématiques de la ville de Colmar ont accueilli l’essentiel de cette programmation, chacun consacré à un type de concert et fixé à une heure définie : 12h30 au Koïfhus pour les concerts des jeunes talents en solo ou en formation de chambre, 18h au Théâtre municipal pour les concerts de musique de chambre d’interprètes confirmés, 20h30 à l’Église Saint-Matthieu pour les grands concerts symphoniques (ou de percussions) du soir.

Nous avons pu assister, avec un réel enchantement, à quatre concerts programmés les 12 et 13 juillet. Au Théâtre municipal le 12 juillet, ce sont deux maîtres qui se produisaient : le pianiste Franck Braley et le clarinettiste Pierre Génisson, dans une merveilleuse complicité et une fascinante osmose. La subtilité et la poésie du jeu du pianiste rencontrant pour le meilleur la finesse et le mystère de celui du clarinettiste. Dans les Fantasiestücke de Schumann et la Sonate pour clarinette et piano n° 1 de Brahms, on est resté pantois devant leur capacité à créer des sonorités presque inquiétantes, tant le discours y était original, profondément pensé, non académique. La Rhapsodie de Debussy fut également un grand moment d’invention et d’expression. Quant à la Rhapsody in Blue de Gershwin, dans un arrangement pour clarinette et piano, elle a permis de savourer dans toute sa plénitude l’alliage de jubilation instrumentale des deux interprètes et leur parfaite synergie. Une séquence de musique kletzmer parachevait ce concert de haut vol, avec l’une des pièces bien connues de ce répertoire : Sholem-Alekhem fit découvrir combien Pierre Génisson est familier de ce répertoire, donnant à la clarinette, instrument phare de la musique kletzmer, toutes les couleurs de ce monde populaire si riche et si bouleversant.

Célébration du rythme

À l’Église Saint-Matthieu, le soir-même, avait lieu ensuite un concert des Percussions de Strasbourg non moins extraordinaire par la variété du répertoire qui y était présenté et la subtilité de jeu des trois percussionnistes qui s’y produisaient. Comme dans tout concert de ce type, l’intérêt de l’auditoire se porte d’abord, avant même que le premier son ne résonne, sur l’instrumentarium disposé sur la scène. Comme souvent dans le répertoire de percussion, les notions de résonance, de réverbération et bien sûr, par-dessus tout, celle de rythme, fondent des compositions ancrées dans un univers sonore tout à fait spécifique, non uniquement déterminées par la hauteur du son (contrairement aux autres instruments de l’orchestre), mais par des modes de jeu, des matériaux (peaux ou métaux), des sonorités mates ou brillantes, etc.

Alexandre Esperet, Minh-Tâm Nguyen et Thibaut Weber ont choisi de présenter un éventail d’œuvres et de transcriptions susceptible de mettre au mieux en valeur non seulement leur talent particulier, mais surtout l’ampleur des possibilités sonores du monde percussif. Deux sonates en trio, originellement écrites par Bach pour l’orgue, forment une sorte de nuage rêveur évoluant au dessus de pièces des XXe et XXIe siècle, allant de Xenakis et Takemitsu pour les plus anciennes à Michael Levinas pour la plus récente. Le jeu des trois interprètes dans Bach, jouant avec une extrême douceur (on se demande s’ils ont installé une sourdine à leurs claviers, mais Minh-Tâm Nguyen, croisé le lendemain, nous indiquera qu’il n’en était rien...). Bach, dont on sait que sa musique se prête à toutes les transcriptions, se retrouve ici magiquement transformé en une quintessence de contrepoint, comme passé par le filtre du rêve. Moment d’exception.

Avec deux des œuvres les plus efficaces de Iannis Xenakis pour percussion solo, Psappha et Rebonds A & B, les Percussions de Strasbourg tiennent leur public en haleine et en tension, suscitant une écoute aiguë et permettant de savourer dans toute sa gloire la puissance du rythme. Quant à Takemitsu, il travaille, dans la série des Rain Tree Sketches, l’évocation de «  l’arbre à pluie  » dont parle l’écrivain japonais Kenzaburo Oe  : cet arbre dont les feuilles forment un réservoir de pluie, dispersé dans le temps longtemps après la fin de l’averse – dont Takemitsu fait une métaphore de la mémoire. La version de Rain Tree pour percussions permet d’entendre, comme l’écrit judicieusement Jean-Jacques Grolleau dans le texte de présentation du concert, « une merveilleuse étude de sonorités sur les effets de l’eau ». Michael Levinas, enfin, s’illustre dans ce concert avec une œuvre intitulée Les Invariants : Cinq clairières, dont la première et la dernière portent le beau titre de « Le Choral en larmes ». De cette page, créée en 2021 par les Percussions de Strasbourg, le compositeur dit entre autres ceci : « L’avènement du tempérament égal à la fin de l’époque baroque a introduit ce concept d’invariant dans l’écriture musicale des compositeurs, notamment à partir de Johann Sebastian Bach. [...] La structure même de l’écriture basée sur les invariants, ce n’est pas un simple retour à l’esprit de la fin du baroque. C’est une recherche créatrice d’un au-delà du timbre et une forme d’abstraction du musical qui ouvre aussi la voie à la transcription de l’œuvre affranchie de sa trop forte identité sonore. Écrire une pièce de percussion pour trois claviers tempérés, c’est un acte d’écriture et une exploration radicalement contemporaine de ce concept d’invariant. » Une radicalité qui se retrouve donc dans les œuvres de Bach, transcrites et interprétées ce soir là de magnifique façon.

Sœurs et duettistes

Le lendemain, ce sont deux sœurs violonistes bien connues, Sarah et Deborah Nemtanu, qui se produisaient au Théâtre municipal (toutes deux Premier violon solo d’une grande formation : l’Orchestre national de France pour la première, l’Orchestre de chambre de Paris pour la seconde), dans un répertoire allant du baroque jusqu’à la musique de Bartók. Disons d’emblée que ce sont les extraits des 44 Duos de ce dernier qui nous ont véritablement fascinés, tant la densité polyphonique de ces pièces et l’intelligence de la matière sonore qu’y déploie Bartók conviennent bien aux deux musiciennes. On aurait presque souhaité qu’elles s’en tiennent à ce corpus et qu’elles l’interprètent dans son intégralité, plutôt que de présenter en première partie de leur concert des sonates pour deux violons sans intérêt majeur, selon nous, de Jean-Marie Leclair ou de Giovanni Battista Viotti. De même, pour les pièces de musique kletzmer qu’elles interprètent avec talent et jubilation à la fin de leur concert, elles ont choisi l’adaptation réalisée par Alexei Igudesman, à notre avis contestable, tant elle dénature l’esprit de cette musique, en en faisant quelque chose comme une musique de variété ou de music-hall... Mais la présence conjointe des sœurs Nemtanu, leur évidente complicité, le charme et le brio avec lequel elles alternent leur présentation des œuvres à destination d’un public visiblement conquis, tout cela est bien sûr une grande réussite.

À l’Église Saint-Matthieu, en soirée, était présenté enfin un concert de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo sous la direction de Kazuki Yamada, avec en solo, pour l’impressionnant Concerto n° 2 de Brahms, le pianiste macédonien Simon Trpčeski. Magistral interprète de cette musique, lui donnant une douceur et une poésie d’autant plus frappantes que l’écriture brahmsienne pour ce concerto est très touffue, d’une grande densité polyphonique et d’une virtuosité presque constante, le pianiste fait de cette œuvre quelque chose comme une rêverie entrecoupée par de grands moments de force et presque de violence. Mais l’on déplore que l’acoustique de l’église favorise un peu trop l’orchestre (au demeurant remarquable, sous la direction très inspirée de Kazuki Yamada), au détriment nous a-t-il semblé des subtiles variations de ton et de sonorité que le pianiste propose, parfois couvert par une formation symphonique un peu trop au premier plan.

Avec La Moldau de Smetana, l’orchestre tenait l’occasion rêvée de faire vibrer son public, mais les célèbres volutes de flûte qui inaugurent l’œuvre étaient prises dans un tempo si rapide que la poésie de la musique de Smetana pour cette évocation fluviale y perdait quelque peu de sa puissance. Effet de l’acoustique, ici encore, ou choix déterminé de donner à ce beau début dans les limbes une allure de fanfare ? On ne saurait trancher. Dvořák et son Carnaval emportèrent finalement l’adhésion, avant que l’orchestre et son chef ne proposent en bis une très bienvenue Danse hongroise de Brahms : une belle apothéose finale.

Photo : FIC - Bertrand Schmitt

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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