Merveille de Jeanne Dandoy
Au pays où les mères veillent
Peu de femmes parviennent à quitter facilement le bourreau avec lequel elles vivent. Celle qui apparaît sur scène dans un décor hyperréaliste a enfin pris sa décision. Elle s’en ira avec son bébé. Maintenant. À condition que la brute qui est dans une chambre voisine ne se rende compte de rien.
Cette pièce sans paroles raconte en actions l’existence d’une femme battue, soumise à son compagnon violent et impulsif, macho intégral et bourreau quotidien. Jamais le public ne verra cet individu omniprésent en coulisses. Menace permanente et envahissante. Par contre, il sera témoin collectif de ce qui hante la psychologie intérieure de la compagne et de la mère, fantasmes et volonté, soumission et révolte, peurs et détermination, écartèlement entre deux facettes de sa personnalité.
Une des premières séquences est une sorte de mime chorégraphié et joué comme on rembobine un vieux film. Performance d’Amandine Laval soutenue par la bande son explicite d’Harry Charlier et Maxime Glaude. Flashback virtuose et naturaliste d’un passé trop longtemps subi. Nul besoin de mots pour comprendre à quel point de violence un couple en est arrivé. Le parti pris d’éviter l’usage de la langue (hormis quelques sms en projection, trois chansons en anglais incompréhensibles pour qui n’est pas bilingue, un bref monologue avant le noir final) permet un travail scénique intense, investi par les signes à décoder.
Le public est en effet sollicité par ce qu’il voit et entend. Il a ainsi la possibilité de construire sa propre perception des situations. L’environnement, par exemple, s’aperçoit via une fenêtre d’où on remarque en permanence la façade du hlm d’en face suggérant que ce que nous voyons de l’intérieur est à l’identique pour tout le quartier. Les appartements, alternativement obscurs ou éclairés, scandent le passage du temps, situent le niveau sociologique des habitants. Le brouhaha des voix off des voisins rappelle les présences d’autres personnes alentour.
Quant à la mère, tous les actes posés construisent, grâce à une accumulation de détails, un personnage féminin formaté à être l’image stéréotypée d’une femme parfaite telle que l’imposent les normes d’une société sclérosée immuablement patriarcale. La petite fée du logis telle celle qui surgit par moments sur le plateau, concrètement incarnée comme dans les contes traditionnels occidentaux, mêle à la représentation une touche de fantastique et de dérision.
La minutie d’une mise en scène dynamique permet une lisibilité plurielle de ce qui se passe. Le travail subtil sur la lumière souligne les climats des divers moments et lieux. Et la force de la scène finale s’ouvre sur un éventail de possibilités aussi plausibles les unes que les autres, grandement ouverte à multiples débats.
Le suspense reste interpellant jusqu’à cette fin susceptible de se poursuivre au-delà du présent. C’est alors seulement que la comédienne prendra la parole pour un bref monologue qui dit, entre autre : Je dirai mon histoire. Je la chanterai. A travers les murs, à travers les ans, à travers les nations et les peuples, à travers les visages et les mots. Dans le silence des vivantes et des mortes.
06-07.11.2024 Le Manège Mons (Be)
Durée : 1h30
Scénario, texte, dramaturgie, mise en scène : Jeanne Dandoy ; Jeu : Jean Fürst, Amandine Laval ; Scénographie : Amber Vandenhoeck ; Assistanat scénographie : Charlotte Hermant ; Chorégraphie, voix off, effets spéciaux : Jos Baker ; Conseils dramaturgiques : Jos Baker, Judith Ribardière ; Assistanat à la mise en scène : Judith Ribardière ; Costumes, maquillage : Emilie Jonet ; Création son : Harry Charlier, Maxime Glaude ; Création lumières : Maria Dermitzaki ; Construction décor : Les ateliers du théâtre de Liège ; Production, diffusion : Valentine Siboni ; Régie générale : Matthieu Kaempfer : Régie lumière : Geoffroy De Hasque. Régie plateau : Julien Desmet. Confection costume fée : Nicole Morris. Coach Chansigne : Seda Guektasch. Production : Cie Serial Lilith, Théâtre de Liège, Théâtre des Martyrs, La Coop & Shelter Prod. Aide : Fédération Wallonie-Bruxelles, Tax Shelter.be, ING, Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge. Aide : Cie MAPS / Résidence d’écriture Enfants admis, La Chaufferie, SACD, Centre des Écritures Dramatiques.
Photo© Hubert Amiel
Compléter :
Lire : Céline Delbecq, "Cinglée", Carnières, Lansman, 2021, 58p (11€)
http://www.ruedutheatre.eu/article/4223/cinglee/
Céline Delbecq, "Les yeux noirs", Carnières, Lansman, 2022, 56 p.(11€)
Comparer :
Nicole Sigal, "225 000 femmes kleenex"
https://www.webtheatre.fr/225-000-Femme-kleenex-de-Nicole
Sophie Delacollette, Alice Martinache, Héloïse Meire, "Méduses"
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