Le Roi Lear de Shakespeare par Thomas Ostermeier à la Comédie-Française

Le grand âge face au désir de pouvoir royal des vrais ou faux héritiers

Le Roi Lear de Shakespeare par Thomas Ostermeier à la Comédie-Française

Pour le metteur en scène Thomas Ostermeier, Le Roi Lear, pièce sur la mort, évoque les réalités du grand âge et de la succession. Déclinant, le roi ne cède pas le pouvoir à un autre roi mais à ses trois filles, Goneril (Marina Hands), Regan (Jennifer Decker) et Cordelia (Claïna Clavaron). Un transfert de pouvoir sous condition : la déclaration d’amour de chaque fille à leur père - requête hors norme induisant que Lear se projette en futur époux de ses filles. Les malheurs modernes ne sont-ils pas provoqués par ceux qui ont fait leur temps et s’accrochent au pouvoir ?

Si Regan et Goneril répondent en apparence aux attentes et se partagent la Couronne d’Angleterre, Cordelia ne cède pas à l’hypocrisie de ses aînées. Dévolue à son époux, le roi de France, elle n’assure pas son père d’un amour entier. Déshéritée aussitôt par celui qui se pense « éconduit », elle rejoint en France son mari (Julien Frison et Gaël Kamilindi, en alternance).

Lear (Denis Podalydès) est humilié. La peur paranoïaque de la perte de reconnaissance le mine jusqu’à la folie. Perdant gouvernance et séduction, il a l’art d’impatienter filles, conseillers et sujets.

Excédées par les humeurs paternelles et manquant à leurs promesses, les aînées le chassent de leur domaine : Lear erre dans la lande, créature dépossédée, au milieu d’une tempête. La tentative de Cordelia de reconquérir le pouvoir et de sauver son père échoue : ils sont jetés en prison.

Lear dénonce le monde à l’envers, les relations d’autorité et de déférence inversées entre père et enfants. De même, les relations entre roi et sujets. Le Fou (Stéphane Varupenne solaire) ne garde son privilège - dire la vérité à travers de bons mots - qu’en partageant le sort du monarque banni.

Miroir sur l’âge avancé, la richesse, l’héritage, la transmission de pouvoir, telle est l’histoire parallèle de Gloucester (Eric Génovèse) qui se fait ravir le pouvoir par Edmund (Christophe Montenez), son fils illégitime, jaloux des privilèges réservés au fils légitime Edgar (Noam Morgensztern), devenu un « Pauvre Tom » errant, réduit à l’état de bête sauvage. Rappel de la situation des migrants, réfugiés sous des toiles de tente sommaires, sur les bords du périphérique.

Edmund, avide de puissance, séduit Goneril et Regan pour accéder au trône, au pouvoir absolu.

La cruauté dure des êtres évoque leur dimension bestiale, et la mise en scène s’en amuse vertement. Sur le plateau, brille l’étal d’un boucher dépeçant sangliers et chevreuils, de sanglantes proies de chasse meurtries. Et quand Goneril s’acharne à énucléer Gloucester avec une férocité sadique, en échange, Pauvre Tom - Edgar déguisé -, et Gloucester aveugle et le loyal Kent (Séphora Pondi, persuasive), fidèle à son roi qui l’a banni, militent pour la générosité désintéressée, la compassion, la dénonciation de l’injustice et l’humanité d’un lien social à garder.

La mise en scène de Thomas Ostermeier n’atteint pas cet art d’un post-moderne flamboyant qui caractérise ses créations ; il est vrai que le texte est long. Impression de déjà vu pour la travée qui scinde le parterre en deux, rappel d’une précédente mise en scène shakespearienne au Français - La Nuit des rois (2018) par le maître allemand - témoignage de ce va-et-vient entre le théâtre et la vie, obligeant le spectateur actif à déplacer son regard et à remettre en question ses certitudes.

Sur la scène, une lande - un fouillis sec de bruyères, de genêts et d’ajoncs - , avec pour seul accessoire de théâtre, un vieux fauteuil royal qui ne fera guère long feu. Un cadre de porte de néons lumineux descend parfois des cintres pour signifier l’entrée d’un territoire souverain. A la vidéo, le portrait zoomé de Pauvre Tom, dans tous ses états, participe d’un comique grotesque.

On aurait pu craindre que Denis Podalydès en Lear en fasse trop ; or, marque des grands, il ne déçoit guère - il est un roi à la fois réfléchi et cinglé, maîtrisant le cours de ses paroles articulées, ne lâchant jamais la bride de la rigueur. La « folie » qui frappe juste est somme toute fascinante, de même la mise en relief du destin de Gloucester, de Cordélia et de Kent.
Et le démon Edmund de Christophe Montenez a des allures ostermeieriennes et lucifériennes à la Lars Eidinger - plaisir amusé et satisfait de faire le mal -, et les filles ainées sont de dangereuses diablesses criminelles.

D’un côté, la cruauté et la méchanceté, qu’on soit homme ou femme, les vainqueurs d’un moment, et de l’autre, l’empathie et l’écoute attentive aux autres qui ne sont vaincus que temporairement, avant que la roue implacable de l’Histoire ne renverse cette iniquité délétère des rapports de force.
Un Lear qui accorde à l’état du monde un regard un peu trop circonspect, réservé et incertain.

Le Roi Lear d’après Shakespeare, adaptation Thomas Ostermeier et Elisa Leroy, traduction Olivier Cadiot, mise en scène de Thomas Ostermeier. Scénographie et costumes Nina Wetzel,
lumières Marie-Christine Soma, vidéo Sébastien Dupouey, musiques originales Nils Ostendorf.
Du 23 septembre 2022 au 26 février 2023, matinée à 14h et soirée à 20h30, à La Comédie-Française, Salle Richelieu, place Colette 75001- Paris. Tél : 01 44 58 15 15 www.comedie-francaise.fr En direct au cinéma le 9 février, depuis la Salle Richelieu dans plus de 200 salles de cinéma partout en France, en direct le 9 février, et en rediffusion, dès le 26 février. Réservations :pathelive.com
Crédit photo : Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

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Véronique Hotte

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