Le Pain dur de Paul Claudel

Quand l’appât du gain mobilise chacun

Le Pain dur de Paul Claudel

Second volet d’une trilogie avec L’Otage et Le Père humilié, Le Pain dur est une oeuvre à part dans le théâtre de Claudel. Les motifs de son oeuvre y sont repris, mais avec ironie et dérision.

L’Histoire est présente dans le théâtre claudélien, de Christophe Colomb au Soulier de satin ; dans Le Pain dur (1913-1914), elle l’est, via la dérision du discours démagogique de Turelure qui dépeint une France prospère marchant « de pair avec le progrès des lumières et d’une sage liberté ». Le portrait de Louis-Philippe est accroché sur mur du lointain, et une croix est renversée sur le sol.

Quand se passe l’action (1844), le pays est dirigé par le ministère Guizot que Lamartine nomme : gouvernement des conservateurs-bornés. Un conservatisme repérable dans le nom de Turelure évoquant une rengaine, ritournelle de chanson, vaine répétition. (Daniel Compère, Europe n°635)

Dans la mise en scène précise, ludique et facétieuse du Pain dur par Salomé Broussky, Daniel Martin incarne avec brio cet indigne Turelure, à la fois retors et patelin, plein de sarcasmes et d’éclats farcesques, dont les propos menaçants interpellent étrangement : « Un peuple ne vit pas que de pain ! C’est de la mitraille et du plomb et de grands coups de pied dans les côtes ! »

Turelure est une marionnette, la caricature arriviste d’une classe sociale ralliée aux régimes successifs de la France entre 1789 et 1830, servant l’argent plus que l’Etat. Turelure se soucie peu de politique, spéculant sur l’essor industriel, l’apport de la nouvelle ligne de chemin de fer.

L’argent règle tous les rapports des personnages : la jeune nationaliste polonaise Lumir en a prêté à Louis ; Sichel est devenue la maîtresse de Turelure par intérêt ; Turelure place son argent dans l’industrie, vend des terres à Ali Habenichts, père de Sichel et homme d’affaires international ; Louis réclame de l’argent à son père qui l’a dépossédé ; Louis épouse Sichel qui lui rend l’argent paternel ; à peine redevient-il le propriétaire de Dormant que Louis le vend à Ali à un prix exagéré.

Les personnages, tel Turelure, n’ont de patrie, Louis abandonne la France pour l’Algérie ; Sichel renie sa judéité ; quant à la Pologne rêvée de Lumir, elle n’existe pas. Tout est théâtre et spectacle, apparences et jeux formels d’intérêt derrière l’avidité des représentants de la Propriété française.

Dans un lieu clos, une atmosphère tendue et pesante, Sichel provoque la confrontation du père fanfaron et du fils grave, Louis, que Turelure craint, tout en profitant de la présence de Lumir. Sarah Jane Sauvegrain qui interprète Sichel est une malicieuse manipulatrice de marionnettes ; le regard brillant et le sourire en coin, elle avoue à Louis qu’elle a tout « machiné pour le prendre ».

L’amour est impossible : la scène d’amour claudélienne entre Lumir et Turelure est re-visitée entre bouffonnerie et ridicule. La jeune fille interprétée par Marilou Aussilloux porte son rôle avec un rare engagement, un don de soi, une passion émue - sourires et larmes mêlées - qui en imposent au public. Elle passe du registre ludique avec Turelure à l’amour tragique pour Louis.

Et si la scène de séparation entre Lumir et Louis ressemble à celle entre Ysé et Mesa dans le Partage de midi, elle ne sera pas emblématique car ils ne s’aiment plus ou bien font comme si.

Après le parricide, Louis aurait aimé que Lumir la suive en Algérie pour mettre en valeur le domaine de Mitidja : « Viens avec moi. Rentre avec moi dans la vie et la réalité. » Lumir veut que Louis l’accompagne en Pologne pour l’aider dans sa tâche à elle ; et en même temps, pour vivre l’amour dans son absolu : « Deux âmes humaines dans le néant qui sont capables de se donner l’une à l’autre, En une seule seconde pareille à la détonation de tout le temps qui s’abolit. »
(Paul Claudel Poète du XXè siècle, Anne Ubersfeld, Actes Sud-Papiers)

Voeu secret, désir de mort et souvenir d’un premier amour, l’amante de la Pologne se sacrifie.
La scène achevée, Louis ne part pas, il récupère l’héritage et épouse la maîtresse de son père. Etienne Galharague, à la fois tenue posée de confident à l’écoute et voix déterminée qui frappe haut et fort sa volonté, est le juste écho qui puisse affronter à la fois son père, Lumir et Sichel.

Chacun se déguise ; Lumir est en habits d’homme, tandis que Sichel et Habenichts portent de faux noms dont les a affublés Turelure, qui, lui-même, a pris le nom de sa femme Coûfontaine.

Mensonges et faux-semblants font les relations des êtres. Lumir, qui pousse Louis au parricide, confortée par Sichel qui l’a fait venir, a menti : les deux pistolets étaient tous les deux chargés,
Louis peut tout autant affirmer qu’il a tué son père ou le démentir, même s’il est mort d’émotion.

La tragédie se fait comédie - la peur de Turelure, à l’annonce de l’arrivée de son fils, et la scène loufoque et grotesque du parricide, avec ses jeux de mots, ses dérives, déplacements et coups.

Dérision, caricature, tromperie et autoparodie, Claudel évalue son oeuvre, via une fable ludique :

« Une partie s’y poursuit par le moyen d’atouts aussi violemment coloriés que ceux du jeu de tarots ; le capitalisme, issu de la Révolution, qui est Toussaint Turelure ; le colonialisme qui, est son fils ; le nationalisme, qui est Lumir ; le féminisme, qui est Sichel ; le matérialisme économique, qui est Ali Habenichts, et enfin l’image d’un Dieu sacrifié qu’on descend du mur pour y mettre l’image d’un souverain temporel. » ( Le Monde du 12 mars 1949) Résonance des mêmes valeurs ici et là.

La mise en scène de Salomé Broussky saisit avec tact cette fable coloriée, tel un bonbon acidulé doux-amer que le public goûte, assistant à un jeu de cartes aux quatre figures ludiques joliment harmonieuses dans leur costume d’apparat - rouge vif et bleu Roy d’uniforme militaire. Les acteurs sont admirablement dirigés, reprenant le flambeau de la déclamation incantatoire claudélienne.

Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène, décors et costumes de Salomé Broussky. Avec Marilou Aussilloux, Etienne Galharague, Daniel Martin, Sarah Jane Sauvegrain. Lumière Rémi Prin. Conception et construction crucifix de Thierry Grand. Du 2 février au 26 février 2022, du mercredi au samedi à 21h, du mercredi au samedi à 21h, aux Déchargeurs, Nouvelle scène théâtrale et musicale, 3 rue des Déchargeurs 75001-Paris www.lesdechargeurs.fr

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Véronique Hotte

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