Le Caméléon d’Elsa Agnès par elle-même dans la mise en scène d’Anne-Lise Heimburger.

Comment échapper à l’ennui et à la tristesse des assignations sociales.

Le Caméléon d'Elsa Agnès par elle-même dans la mise en scène d'Anne-Lise Heimburger.

Le mythe des Peuls fait du caméléon un symbole de sagesse, prudence et méfiance ; sa crête dorsale manifeste l’orgueil, sa queue préhensile et sa langue ont une valeur de dissimulation dans l’avidité et de maîtrise du langage trompeur ; enfin, son caractère le plus visible marque à la fois la versatilité, l’identification et la bassesse, et positivement l’adaptabilité, la modestie, la courtoisie. (Le Caméléon, Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert)

Le caméléon réunit deux versants, clair et sombre, diurne et nocturne, dans une ambiguïté remarquable, derrière des apparences observées avec réalisme, La faculté rare de varier de couleur donne ses traits au caméléon, en Afrique et sur le territoire méditerranéen et européen.

On a pu le placer sous l’influence du dieu Mercure, marqué par l’instabilité. Cet animal, par sa nature, déconcerte : il dément le caractère stable des apparences, ce qu’on interprète comme une anomalie vivante. Le dessinateur Gotlib fait devenir fou un caméléon posé sur un tissu écossais.

Le caméléon, animal mimétique, a représenté la figure du courtisan, ce que retient le fabuliste : « Je définis la cour un pays où les gens, /Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, / sont ce qu’il plaît au maitre, ou s’ils ne peuvent l’être, / Tâchent au moins de le paraître : / Peuple caméléon, peuple singe du maître (…) (La Fontaine, Obsèques de la lionne).

Vérité universelle d’un peuple ou de personnes caméléons qu’Elsa Agnès se ré-approprie a contrario : nul désir de complaisance mais celui de jeter à la face du monde des vérités enfouies.

La metteuse en scène du spectacle Caméléon, Anne-Lise Heimburger, dit que le phénomène Caméléon est emprunté par des jeunes filles qui, tout à tour, prennent la forme d’un autre sur lequel elles ont jeté leur dévolu. Les personnages camouflent ce qui fait irruption en elles et les rendent autres à elles-mêmes : la pulsion - tentative de déploiement ou bien de destruction -, « pulsation versatile et tyrannique de la jouissance à laquelle répondent les figures féminines ».

Aussi se battent pour exister pleinement ces jeunes filles issues de territoires enclavés, haïssant leur milieu d’origine - banlieue pavillonnaire, monde agricole, désert humain d’une zone de péage. Elles refusent d’accepter la norme, la banalité et de renoncer à soi - singularité et autonomie :

Ecoutons la jeune fille, au début, qui convoque son enfance : « Je réfléchis à l’utilité du nouveau portail de notre lotissement, je me demande qui voudrait franchir la ligne sans y être obligé. »

Pour Anne-Lise Heimburger encore, ces jeunes filles ou jeunes femmes sont un peu garçonnes, call-girl-cow-boy - animal sauvage et docile, joueuse, border, bornée, dangereuse.

Ces anti-héroïnes revendiquent le fait d’aller de travers - nul désir de winneuse ni de revanche sociale ni de quête de confort -, elles « démolissent » ce qui apparaîtrait comme raisonnable pour choisir l’impensable, l’extravagance, la satisfaction improbable des moindres aspirations surgies.

Elsa Agnès, l’interprète pétillante et autrice du Caméléon s’en donne à coeur joie et à corps joie, tel un poisson dans l’eau : la scénographie subtile de Silvia Costa dessine des cabines de toile souple dont les pans s’enroulent et se déroulent, un premier habitacle rouge écarlate donne sa couleur à la comédienne toute de rouge vêtue - robe, collants, visage et sourire -, avant que n’apparaisse derrière, une autre antre bleu sombre rejouant sa mise colorée de décor et d’actrice.

Vêtements suspendus et accrochés, le plateau est une cabine d’essayage délicat et élégant dont s’amuse l’interprète, sûre d’elle-même comme de son personnage halluciné et hallucinatoire dont la parole vigoureuse s’écoute elle-même - décalée -, mise à distance, pesée, évaluée et joueuse, manière baroque de s’exprimer qui fait résonner les mots et cet amour des phrases bien scandé.

Une belle performance d’actrice qui allie invention et plaisir de parler, d’échanger et de provoquer.

Le Caméléon, texte et jeu d’Elsa Agnès, mise en scène Anne-Lise Heimburger, scénographie Silvia Costa, composition instrumentale Eve Risser, préparation vocale Jeanne-Sarah Deledicq, création sonore Adrian Bourget, lumières Guillaume Allory, costumes Anne-Lise Heimburger et Silvia Costa. Du 5 au 23 avril 2023, du mardi au samedi 20h30, dimanche 15h30, relâche lundi et le 9 avril au Théâtre du Rond-Point 2 bis avenue Franklin- Roosevelt 75008 Paris. Tél : 01 44 95 98 21. www.theatredurondpoint.fr
Crédit photo : Simon Gosselin.

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Véronique Hotte

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