La Tendresse de Julie Bérès

Se sentir un homme tendre et ne pouvoir être que dur à l’extérieur

La Tendresse de Julie Bérès

Les temps immédiats se déchaînent - la guerre fait rage en Ukraine -, et en majesté s’impose la violence affligeante, la force brutale regrettable exercée pour soumettre l’autre, la brutalité fâcheuse des sentiments, l’agressivité désolante - fureur et frénésie.

Depuis toujours, les guerres, expéditions punitives, pogroms… associent viol, violences physiques, rapines et massacres. Le mercenaire, le soudard, l’envahisseur violeur est de toutes les époques et les armées ou les polices chargées des répressions ne séparent pas torture et viol, un rapport d’inégalité, entretenu par le sadisme et la volonté d’humilier, fréquent dans les situations extrêmes où la loi du plus fort croit régner inexorablement.

La Tendresse, spectacle de Julie Bérès, et titre à valeur d’antiphrase, se penche sur le modèle du « mâle traditionnel », entretenu par les stéréotypes, les iconographies et les fantasmes durables : la suprématie d’une domination sur les femmes, mais aussi sur les hommes, ceux dont la masculinité est disqualifiée ou illégitime - la virilité tel un fardeau.

Offrant des tableaux et des fresques picturales, des scènes de champs de bataille significatives d’une actualité désespérément contemporaine, les performeurs du spectacle La Tendresse simulent les postures des guerriers dévastateurs et conquérants qui assaillent - violence et brutalité -, et celles des victimes - paysage de soldats terrassés.

Après Désobéir, pendant féminin, La Tendresse - second volet sur la construction du genre - serait son pendant masculin, selon l’équipe du spectacle, Julie Bérès, Liza Guez, Kevin Keiss ; le masculin est une forme d’im-pensé, une norme qui engloberait le féminin.

S’est imposé d’abord un travail documentaire immersif mené auprès de garçons en construction, en prise avec les idées reçues, imposées comme modèle ; or, ces pâtes à modeler sont aptes à se réinventer. Les jeunes gens questionnés, originaires d’horizons géographiques et sociaux divers, ont dû souvent se mentir à soi pour se sentir appartenir au « groupe des hommes » correspondant à une « certaine fabrique du masculin ».
Des échanges humains intenses - émotions, réflexion et humour - révélant les potentialités à modifier les relations soumises aux assignations sociales, familiales et traditionnelles.

Les institutions patriarcales sont re-visitées : « Ensemble, sur le plateau de création et de catharsis, des voies plus égalitaires ébranlent les structures de l’imaginaire pour éviter les injonctions des hommes à la violence qui s’abattent d’abord contre eux-mêmes. »

Le spectacle n’expose pas tant la violence ni la tendresse qu’il ne se concentre sur le sexe et la sexualité - seule dimension du corps mâle, semblerait-il - dans l’humour et la dérision certes, mais en évacuant les échanges intellectuels, les relations affectives, les convictions existentielles, sel de la communauté des êtres entre eux.

La force du spectacle - pluralité et harmonie - tient à sa choralité, une entente collective, à la fois implicite et manifeste des interprètes et performeurs investis et de grand talent.

Bboy Junior, breakeur français né à Kinshasa est le roi du battle, joute de danse compétitive entre rappeurs ou bboys (danseurs hip-hop) échangeant leurs bons passages spontanés.
Ce type d’affrontement a permis une baisse de la criminalité dans les milieux défavorisés du Bronx dans les années 1975, la danse hip-hop comme compétition formelle. Les danseurs des quartiers s’affrontent pacifiquement sur les pistes via des chorégraphies.

Or, Bboy Junior lance avec punch la confrontation avec tous ses partenaires - Natan Bouzy, Naso Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner et Mohamed Seddiki, pratiquant le breakdance des années 1970 à New York, avec mouvements de corps saccadés, aspect acrobatique, figures au sol.

La chorégraphie - justesse des cadences - de Jessica Noita subjugue les spectateurs dans la salle, tant les mouvements de vagues et de marées mouvantes de la danse, les va-et-vient de ce choeur vivant, imposent leur tempo avec brio et s’accordent sur la scène.
De plus, la scénographie de Goury - sorte de caverne rocheuse extérieure formant une arche surélevée sur le plateau de scène, avec en son centre une porte ouverte ou fermée - permet aux danseurs et grimpeurs de monter à cour et de redescendre à jardin.

Sous la création musicale de Colombine Jacquemont, les chorégraphies des interprètes avancent et reculent, à la manière d’immenses souffles de vent qui enflent et se rétractent.
Dans cet ensemble masculin où chacun s’exprime équitablement, le temps d’un solo, se détache un Narrateur, Tigran Mekhitarian, dont la parole lie les scènes. L’acteur cultive le compromis et la mesure, se moquant des attendus caricaturaux d’une virilité masculine mise à mal, tout en regrettant de ne plus pouvoir jouer le rôle de protecteur de ces dames dont il salue au passage l’émancipation subversive, tout en se méfiant de nouveaux abus.

Alexandre Liberati raconte l’histoire personnelle d’une homosexualité difficile à révéler dans l’enfance. Djamil Mohamed prend parti pour les femmes qui ont souffert dans le silence et la surdité de la dite normalité. Romain Scheiner ne s’embarrasse pas d’atermoiements, il dit « draguer » par facilité. Mohamed Seddiki - embonpoint et embarras - trouve l’équilibre entre le partage, l’échange et la solitude.

Natan Bouzy, qui a fait l’école de l’Opéra de Paris dès l’âge de dix ans et demi, coupé de sa famille, raconte un apprentissage rigoureux, un isolement sec que compense le recours au cinéma pornographique, après les cours, une addiction de quinze ans dont il s’est libéré. Il interprète avec grâce et élégance les figures de la danse classique académique, se mêlant au groupe hip-hop qui l’entoure et dont la break dance est l’apanage.

Naso Fariborzi, interprète féminine qui se sent vivre au milieu des garçons, copiant leurs gestes et leurs humeurs, se glisse dans leur corps - mise en abyme de ses potentialités. Pas moins femme, elle rêve d’un homme auprès d’elle qui soit plus intelligent que ceux « qu’elle se choisit » pour plus de sécurité et de confort affectif, aspirant à les dominer.

La tendresse, sentiment d’amitié et d’affection, se manifeste par des paroles, des gestes et attentions délicates, identifiables chez les performeurs sur la scène de Julie Bérès.
Sympathie et altruisme, elle ne semble trouver sa place que dans les bonnes intentions : « Il faut qu’un amant (…) sache (…) pousser le doux, le tendre et le passionné. » (Molière, Les Précieuses ridicules)
Mais comment explorer cet état d’« insupportable et irritante anxiété de se sentir si tendre et si éploré au dedans et de ne pouvoir être que dur au dehors » ? (Hugo, Les Misérables)
Affectueux, aimants et doux, à travers leur danse déployée - spontanéité et virulence des acrobaties et des sauts, glissades et belles récupérations ultimes - et leur franc-parler avisé, les interprètes facétieux de La Tendresse subjuguent par leur puissance scénique.

La Tendresse, écriture et dramaturgie de Kevin Keiss, Julie Bérès et Liza Guez, avec la collaboration d’Alice Zeniter, conception et mise en scène de Julie Bérès. Avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Naso Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner, Mohamed Seddiki.
Spectacle vu le 2 mars à La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc (Côtes d’Armor). Du 16 mars au 1er avril 2022, du lundi au vendredi 20h, samedi 18h, dimanche 15h30, relâche mardi, au TGP - Théâtre Gérard Philipe, Cendre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis. Billetterie : 01 48 13 70 00www.theatregerardphilipe.com /reservation@theatregerardphilipe.com. Les 4 et 5 avril 2022, Festival Mythos, L’Aire Libre, Rennes (Ile-et-Vilaine). Les 7 et 8 avril 2022, Maison du Théâtre, Le Quartz, Scène nationale de Brest (Finistère). Les 12 et 13 avril 2022, Théâtre de Bourg-en-Bresse (Ain). Le 22 avril au Théâtre de Châtillon (Hauts-de-Seine). Les 28 et 29 avril 2022 à Châteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon (Var). Du 4 au 22 mai, Théâtre des Bouffes du Nord (Paris).
Crédit photo : Axelle de Russé

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Véronique Hotte

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