Du 7 novembre au 22 décembre 2024 à l’Odéon 6ème- Théâtre de l’Europe.
La Mouette d’Anton Tchekhov par Stéphane Braunschweig.
Quand un petit théâtre se révèle être le Grand Théâtre du Monde.
La Mouette de Tchekhov, montée sans succès par Stanislavski en 1895, n’a cessé, durant notre vingtième siècle, de s’imposer et d’arracher des larmes aux spectateurs européens et au-delà, qui s’associaient au drame de Treplev comme aux revers de la jeune Nina rêvant de théâtre, des jeunes gens dont les amours ne coïncident pas. Celui-là aime celle-ci sans retour qui n’a d’yeux que pour l’écrivain en vogue Trigorine, compagnon de l’actrice Arkadina, la propre mère aimée er capricieuse de Treplev. A travers ces histoires intimes d’une humanité sensible, se révèle l’écartèlement générationnel, social et existentiel entre les aspirations à l’art, à l’amour et à la gloire d’une part, et la sèche réalité âcre, d’autre part, qu’on soit ancien maître, petit bourgeois de Kiev ou modeste personnel de maison.
Le metteur en scène, scénographe et traducteur, Stéphane Braunschweig, ex-directeur méritant du L’Odéon - Théâtre de l’Europe -, qui a monté la pièce en 2001, la revisite d’après la vision désenchantée et pessimiste du jeune écrivain Treplev dont on regrettait l’immaturité depuis des décennies : une vue à discuter.
Treplev « se place dans une perspective utopique - deux cent mille ans - mais utopie négative puisqu’il annonce un désastre écologique (…) Kostia prévoit l’assèchement du lac, la disparition des espèces, la désertification généralisée (…) » (Georges Banu, Le Théâtre de Anton Tchekhov, Ides et Calendes, 2016.)
La pièce offre dès lors une lecture autre, étrangement visionnaire et déjà post-prémonitoire, quand le metteur en scène intuitif et subtil de 2024 déplace l’échec affiché de l’artiste en herbe : ce petit théâtre moqué de Treplev, jugé comme une prétention juvénile à l’abstraction, sans personnages vivants. Aussi l’échec est-il universel, concernant la communauté humaine. Cette vision présente et à venir est le coeur battant de la représentation - la disparition de la vie sur terre, l’extinction des espèces citées. Le théâtre dans le théâtre se retourne pour qu’éclate la vérité.
Sur le plateau, un lac asséché, les traces anciennes de l’eau et du vivant, une barque érodée sans couleur, la grisaille des pierres, des galets épars, des restes d’une faune et d’une flore disparues, les déchets d’une terre originelle enfuie.
La métaphore de la mouette, tuée par négligence, s’égrène jusqu’à la suffocation puisque tombe des cintres une installation de mobiles de ces volatiles empaillés.
La menace imminente de la disparition du vivant n’est que plus sensible car la scénographie sourdement éloquente dégage l’acuité ineffable du paradoxe des profils tchekhoviens, leur force et fragilité résistant à un monde qui s’achève.
L’instituteur Medvedenko - Jean-Baptiste Anoumon - déplore des revenus insuffisants, il aimerait épouser Macha, la fille de l’intendant Chamraïev, qui aime sans retour le jeune maître Treplev. Or, Macha consentira finalement au mariage improbable et continuera à vivre, malgré tout. La solaire Boutaïna El Fekkak dans le rôle dégage une distance amusée qui avoue la puissance de ses émotions. La propre mère de celle-ci, Paulina - Lamya Regragui Muzio - éprouve la même situation en porte-à faux, épouse de l’intendant bavard - Thierry Paret - alors qu’elle est l’amante de l’infidèle médecin Dorn - Sharif Andoura - , éclairé, sûr et réaliste, mais léger et désinvolte, quant à sa posture de mâle dominateur sans le savoir.
La lecture autre des relations entre les hommes et les femmes surgit à bon escient.
Du côté des propriétaires, Sorine - Jean-Philippe Vidal - est à l’écoute de son neveu Treplev - Jules Sagot -, quand Arkadina, la mère actrice de celui-ci - Chloé Réjon - n’en pâme que pour la reconnaissance de son talent et l’amour pour l’écrivain confirmé Trigorine - Denis Eyriey. Reste entre les deux mondes, égarée mais combattive, Nina, sacrifiée sur l’autel de l’amour, mais qui fait du théâtre. Eve Pereur est une juste Mouette d’aujourd’hui, ni complaisante ni minaudière, à la gaucherie vraie, infiniment présente - être-là au monde sans composition de rôle.
Tragique de l’existence certes, il n’en reste pas moins que la vie consiste en cette résistance salvatrice, qui ne renonce le moins du monde au monde, d’autant que clignotent ici et là les signaux d’urgence d’un délitement en marche à contrecarrer.
Et les temps sont à une prise de conscience qui n’élude en rien le divertissement.
La Mouette d’Anton Tchekhov, mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig, traduction André Markowicz et Françoise Morvan (Éditions Actes Sud/Babel, 2001), collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou, collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel, costumes Thibault Vancraenenbroeck, lumière Marion Hewlett, son Xavier Jacquot maquillages, coiffures Emilie Vuez assistant à la mise en scène Jean Massé. Avec Sharif Andoura, Jean-Baptiste Anoumon, Boutaïna El Fekkak, Denis Eyriey, Thierry Paret, Ève Pereur, Lamya Regragui Muzio, Chloé Réjon, Jules Sagot, Jean-Philippe Vidal. Du 7 novembre au 22 décembre 2024, du mardi au samedi à. 20h, dimanche à 15h, relâche exceptionnelle le dimanche 10 novembre, Odéon-Théâtre de l’Europe Place de l’Odéon Paris 6e. www.theatre-odeon.eu, tel : +33 1 44 85 40 40
Crédit photo : Simon Gosselin.