L’Orage d’Ostrovski par Denis Podalydès
Dénonciation amusée des abus de pouvoir d’êtres frustes et rétrogrades.
L’oeuvre d’Alexandre Ostrovski (1823-1886) accorde à ses personnages un regard plutôt sociologique et sensiblement humain, ainsi L’Orage (Groza,1860), non seulement tendu sur la malhonnêteté des commerçants - petits trafics et arrangements -, mais aussi sur la cruauté des relations familiales, là où le maître tyrannique cloître son épouse, réduite à la ruse, à la rébellion.
« L’ignorance, la superstition, la bonne conscience d’un despote, encouragées par la passivité des victimes - enfants, domestiques, proches -, donnent un sombre tableau de ces mœurs patriarcales que certains idéalisaient pour condamner les modes occidentales. Plusieurs générations d’acteurs ont développé à cette époque, une école de jeu réaliste, perpétuée à Moscou au théâtre Maly. » (Alexandre Bourmeyster, Ostrovski Alexandre (1823-18886), Encylopaedia Universalis).
Denis Poldalydès met en scène avec joli bruit et belle fureur - celle du large fleuve et du ciel quand le climat se déchaîne - cette Russie électrisée, à l’orée inconsciente des révolutions à venir, et à l’aube d’une modernité irréversible qui se prépare, avant même d’autres temps sombres et tardifs d’autocratie, de réaction, de nationalisme exacerbé de nos deux premières décennies du XXIe siècle.
Dans les ténèbres des esprits, s’impose la peur, la crainte, l’angoisse - des états émotionnels qui ramènent les adultes à la condition d’enfance. L’Orage du titre de la pièce est la métaphore de la condition existentielle des personnages qui s’effrayent d’eux-mêmes et des autres, du monde alentour et des cataclysmes géographiques, climatiques, économiques, sociaux et humains.
L’orage bouscule et trouble l’être au plus profond - une violence nécessaire qui met en éveil et en alerte l’être, sans le mettre à mal, mais qui le vivifie, le tonifie, le réveille. Un bienfait du ciel, selon Kouliguine, narrateur, choeur et commentateur, vieux sage éclairé, inventeur, et qui tente, protecteur, de convaincre le maître de la ville d’installer un paratonnerre… contre l’orage. Pour le metteur en scène, il est homme de bien, d’espoir et de raison, humaniste universaliste. Poète émerveillé, Philippe Duclos endosse le costume de ce beau solitaire en passeur symbolique.
L’action a lieu dans une petite ville au bord de la Volga, loin de Moscou et de ses attraits. Un lieu significatif car éloigné « de la vie tout court, dans un système social figé et dominé par les marchands - bourgeoisie industrielle et commerçante, souvent issue du servage, qui concentre les pouvoirs, économiques, administratifs, policiers, tels les oligarques russes post-soviétiques ».
Poids de la religion, de l’inculture, de l’alcool, de l’inertie et de la passivité. D’un côté, la Volga, de l’autre, les murs clos des demeures, leurs secrets, leurs non-dits, une violence sourde et tenace.
En guise de Volga, une photo colorée du paysagiste Thibault Cuisset - un large cours d’eau dont l’autre côté de la rive semble inaccessible - dans la scénographie significative d’Eric Ruf aux perspectives poétiques, avec au milieu, une rue passante ouverte aux regards, qui longe les intérieurs changeants, et les murs amovibles des maisons. Culmine le promontoire - et ses escaliers - dévolu aux rendez-vous amoureux sous les chansons et les airs traditionnels russes.
Cécile Brune campe une errante quelque peu sorcière, au service de la maison et des maîtres, aguerrie aux souffrances imparties à l’expérience de vivre. Francis Leplay dans le rôle de Chapkine est le « valet » de Kabanova, et le sanguin Dominique Parent est l’oncle Dikol, odieux, colérique, entêté, grossier et menaçant. Son neveu Boris, plutôt velléitaire, un rôle porté par Julien Campani, vient dans ces contrées sauvages en étranger étonné par de telles moeurs.
Nada Strancar joue la mère abusive Kabanova et dégage une volonté de puissance et un plaisir malsain à vouloir soumettre les plus faibles. Thibault Vinçon joue le fils de cette dernière, pauvre bougre alcoolique qui n’en discerne pas moins le monde avec justesse, réduit à l’esclavage et à l’obéissance par sa mère despotique. Francis Leplay est dignement au service de cette maîtresse.
Mélodie Richard joue l’héroïne qui attire les regards, jeune et belle épousée, négligée par son mari et méprisée par sa belle-mère. Varvara que joue Leslie Menu est la soeur de l’époux, l’amie espiègle et complice de cette belle-soeur. Geert van Herwijnen interprète son amoureux. Et le guitariste Bernard Vallery est un bruitiste annonçant l’orage en faisant trembler sa feuille de métal.
Un spectacle alerte et vif, fidèle à l’esprit d’un temps revêche où l’être doit se battre pour exister.
L’Orage d’Alexandre Ostrovski, adaptation Laurent Mauvignier, mise en scène Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, scénographie Eric Ruf, costumes Anaïs Romand, son Bernard Vallery, lumières Stéphanie Daniel. Avec Cécile Brune, Julien Campani, Philippe Duclos, Francis Leplay, Leslie Menu, Dominique Parent, Laurent Podalydès, Mélodie Richard, Nada Strancar, Bernard Vallery bruitiste et guitare, Geert van Herwijnen, Thibault Vinçon. Du 12 au 29 janvier 2023, du mardi au samedi 20h, dimanche 16H, au Théâtre des Bouffes du Nord, 17 (bis), boulevard de La Chapelle 75010 - Paris. Tél : 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com Du 8 au 18 mars aux Célestins - Théâtre de Lyon. Le 24 mars à La Maison - Maison de la culture de Nevers agglomération. Les 28 et 29 mars à La Scène Nationale d’Albi. Les 2 et 3 avril, au Parvis, scène nationale de Tarbes Pyrénées. Les 6 et 7 avril au Théâtre de Caen. Les 25 et 26 avril au Théâtre Saint-Louis, Pau.
Crédit photo : Jean-Louis Fernandez