Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès.

Xavier Gallais et Ivan Morane en beaux flibustiers d’un verbe éclatant.

Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès.

En exergue au projet, quelques phrases significatives de Bernard-Marie Koltès, préparatoires à Dans la solitude des champs de coton, pièce contemporaine de 1986, devenue mythique :

« (…) lorsqu’ils s’arrêtent, l’un en face de l’autre, il n’existe rien d’autre entre eux que de l’hostilité - qui n’est pas un sentiment, mais un acte, un acte d’ennemis, un acte de guerre sans motif…

(…) Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu’il y ait encore de la place pour la raison. » (Prologue de Bernard-Marie Koltès).

Le metteur en scène Kristian Frédric, dans une collaboration bien frappée pour les décors et les costumes avec l’auteur de bande dessinée et réalisateur Enki Bilal, installe le duel emblématique de théâtre dans une antre noire, où goutte et suinte l’eau, où la boue envahit l’espace volcanique.

Sur les rives du Styx, au bord de l’Achéron, l’échange verbal s’accomplit entre le dealer, un Charon qui garderait l’entrée maudite des Enfers, et le client, soit le dernier dialogue avant l’oubli éternel.

Telle une danse poétique macabre, dessinée sur les fresques des vielles églises moyenâgeuses, une oeuvre artistique représentative, éthique et esthétique, de ce qu’il a fallu de vie, d’élan et d’oubli de soi pour acquiescer à la finitude d’un squelette à la face rieuse, et ainsi la transcender.

La longue apostrophe tendue, partagée entre deux partenaires à la fois obscurément troubles et lumineux, à moins que le dialogue apparent ne soit qu’un monologue secret adressé à soi, obéit aux lois de la provocation, l’incantation, la prière, l’imprécation, l’invocation désespérée. Parole émue de qui se tourne de tous côtés, s’adressant au Ciel, à la terre, aux rochers, aux forêts…

Adversaires, duettistes, Xavier Gallais - le Client - et Ivan Morane - le Dealer - s’invectivent passionnément sur la valeur existentielle et marchande du désir - drogue, drague, arme -, via le regard un peu appuyé de l’un sur l’autre et pire encore, la main posée du second sur le premier. L’objet de la controverse concerne la dimension de l’illicite chère à la terminologie koltésienne :

Je ne voudrais jamais de cette familiarité que vous tâchez, en cachette, d’instaurer entre nous. Je n’ai pas voulu de votre main sur mon bras. Or, le poids de la main du Dealer sur le Client est source de litige, ne serait-ce que le geste d’effleurement pour faire venir l’autre à soi et le séduire.

« Dealer » ou « client », « brute » ou « demoiselle », selon les termes précis de l’homme de théâtre facétieux, chacun est à la fois l’un et l’autre, ne craignant pas ce qu’il est capable d’infliger mais craignant ce dont il est incapable, dans les agressions hasardeuses des rencontres aléatoires : Alors ne refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire. En coupant la parole infernale, on se raconterait un peu, sans livrer tout.

Entre brume et brouillard, précipitations et pluies de cendres, descendues des cintres, un paysage dystopique - fin lugubre du monde et chaos -, envahit le volume du plateau, une installation plastique à la Emmanuel Meirieu, dont l’univers sonore ajoute au sentiment de panique : chutes de roches, aboiements de chiens, cris, plaintes et effroi : la Nuit révèle la catastrophe à venir.
La langue mère araméenne du Christ, parlée par le Dealer parfois, apporte son étrangeté : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi », dit Dieu à Caïn quand il demande où est Abel.

Xavier Gallais prend appui sur une souffrance expressionniste, son pied pathétique rivé sur un rail qui l’entrave, l’obligeant à bifurquer et à se mouvoir dans la contrainte, et dominant son désespoir. Hors de toute liberté, il ne peut que suivre un chemin tracé vers l’Hadès, selon un destin tragique.

Charon, le passeur des Enfers, n’a cure de la Mort, il préfère s’en tenir à la vie vivante et au désir qu’il tente d’insuffler à son interlocuteur rétif - contrôle d’Ivan Morane dans l’économie de gestes.

L’un, du côté de la Chute, est en tenue de lumière, quand l’autre, inscrit dans la Vie, est torse nu et tatoué sous l’habit noir. Une aventure scénique qui ne laisse pas indifférent et subjugue le public.

Dans la solitude des champs de coton, (édit. Minuit, 1986) de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Kristian Frédric, décors et costumes Enki Bilal, voix et chant Tchéky Karyo, lumière
Yannick Anché, son et musique Hervé Rigaud. Avec Xavier Gallais et Ivan Morane. Spectacle vu le 11 mars 2023 à la MAC - Maison des Arts Créteil. Du 14 au 29 mars 2023, du mardi au samedi 20h, sauf samedi 25 à 15h, relâche dimanche, au Théâtre de la Ville, Espace Cardin. Tél : 01 42 74 22 77/theatredelaville-paris.com Les 4 et 5 avril à Bayonne, Scène nationale du Sud-Aquitain (64). Le 7 avril à Mont-de-Marsan, Théâtre de Gascogne (40). Du 11 au 13 avril, à Compiègne, Scène nationale Espace Legendre (60). Le 20 avril à Trappes, La Merise (78). Les 25 et 26 avril à Chalon-sur-Saône, Espace des Arts (71). Les 2 et 3 mai à Aurillac, Théâtre d’Aurillac (15). Le 6 mai à Thonon, La MAL Thonon-Evian (74).

Crédit photo : Soo Lee.

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Véronique Hotte

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