Buffalo de Julien Defaye

Tuer les bisons pour s’enrichir et éliminer les Indiens

Buffalo de Julien Defaye

Buffalo est l’adaptation d’un récit, Tueur de bisons, écrit sous la forme d’un entretien, avec Franck Mayer, dernier chasseur de bisons, décédé à 104 ans, dans la ville de Fairplay, Colorado, en 1954 : une première production qui fait mouche de la part du duo particulièrement efficient d’Anne Cabarbaye et d’Alexandre Mange qui dirigent le théâtre Artéphile en Avignon, depuis 2015.

Un témoignage rare sur un carnage : Mayer explique comment en une décennie (1870-1880), il se livre, lui et d’autres, à une chasse intensive qui a failli éradiquer l’animal des territoires américains.

Ces actes de tuerie relèvent de l’appât du gain : on part en quête du bison comme en quête de l’or.

(Les chasseurs) « Ils ouvrent la voie aux éleveurs, puis aux sédentaires, plus tard encore aux drive-in, aux hamburgers-palaces, à l’agriculture subventionnée », et aux réserves indiennes. Le chasseur tue mais ne dépèce pas : le dépeceur « enlève la peau de ceux qui la portaient ». Le buffalo n’était pas vraiment adapté à la civilisation blanche en marche… »

La posture du chasseur est de se voir emporter dans le mouvement d’une société qui « avance », geste comparable aux choix - éthiques, sociaux, économiques - que l’on fait aujourd’hui, plus ou moins, quand on n’a pas le temps de prendre du recul mais de justifier ses actes, quels qu’ils soient.

La volonté vive du concepteur et de l’interprète/narrateur Julien Defaye est de rapporter ce que fut le massacre des bisons - signe annonciateur de la conquête de l’Ouest et de la création de l’Empire américain, de son importance dans le conflit qui fera passer les Indiens du statut d’hommes libres à celui d’habitants des réserves, un commerce macabre à l’orée du tout début du capitalisme.

Entre lecture, théâtre et concert, le spectacle expose la tuerie maléfique en arme de colonisation. Un général de l’armée explique à Mayer : « C’est seulement quand l’Indien sera absolument dépendant de nous pour tous ses besoins qu’on pourra le maîtriser. Le buffalo est trop indépendant. Mais si on tue le buffalo, on conquiert l’Indien. Ça paraît plus humain de tuer le buffalo. »

La citation de William S. Burroughs est éloquente : « (…) Merci pour ce continent qu’on souille et empoisonne. Merci pour les Indiens qui offrent un minimum de résistance et de danger. Merci pour les troupeaux de bisons qu’on tue pour en laisser pourrir les carcasses. Merci pour les primes à ceux qui tuent les loups et coyotes. Merci pour le rêve américain qu’on vulgarise et qu’on dénature jusqu’à en révéler les mensonges. » (1914-1997 USA)

On estime que 15 millions de bisons américains ont été exterminés entre 1870 et 1880. Mayer s’est jeté à corps perdu dans ce « business » de l’abattage des troupeaux dans les Grandes Plaines jusqu’à la collecte des ossements pour leur recyclage dans les industries agro-alimentaires de la côte Est provoquant ainsi un incroyable bouleversement de l’écosystème. A bon entendeur…

Et le chasseur n’a en tête que l’usage forcené des armes - fusils, cartouches, dépense de munitions - et les dollars, deux ou trois, pour tout bison dépecé vivant, pour chaque peau de bête.

S’ajoute à Tueur de bisons un extrait de poème/chant des Indiens d’Amérique du Nord, Partition rouge, une anthologie de thèmes : la création mythique des peuples indiens, l’usage et l’invention des noms indiens, les métamorphoses animalières, les litanies des chamans et médecins.

Le poème correspond à un rituel cérémonial de guérison qui dure en fait des heures et des jours, et le musicien Nicolas Gautreau qui accompagne en live et en niaque l’acteur, entre blues et rock, joue du dobro - guitare à résonateur -, en écho aux espaces américains, élevant l’instrument dans les airs, à la façon d’un chaman qui hisserait le corps allongé d’un patient à l’incantation sacrée.

Pour les Indiens d’Amérique du Nord, le mot était un acte, le poème agissait, l’art était la vie.

Une sombre et lumineuse colère poétique, cosmogonique et musicale, libre et inventive, de la part d’un interprète tendu et son musicien, interpelés par cette rage instinctive et récurrente à tuer et à éliminer les autres, ceux qui ne sont pas soi, triste mouvement intime de la fureur de vivre des hommes.

Buffalo, textes Tueur de bisons (The Buffalo Harvest), témoignage de Franck Mayer, traduction de Frédéric Cotton et Partition rouge, poèmes et chants des Indiens d’Amérique du Nord - Jacques Roubaud et Florence Delay, mise en scène, lecture, jeu de Julien Defaye, composition, musique live, chant de Nicolas Gautreau, création lumières Alexandre Mange, accompagnement artistique Anne Cabarbaye. Avignon Off - Du 7 au 26 juillet 2022 à 17h55, relâches les 13 et 20 juillet à Artéphile 7, rue du Bourg-Neuf 84000 - Avignon.
Crédit Photo : Yoan Loudet

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Véronique Hotte

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