Bach chorégraphié à la Philharmonie de Paris

Un trio de grands artistes pour une réalisation en demi-teintes.

Bach chorégraphié à la Philharmonie de Paris

COMMENT L’ESPRIT DE LA DANSE vient-il aux musiciens ? Musique de la pensée en marche et de la spéculation, ou musique du corps rêvé dans toute sa grâce : bien sûr, les grands compositeurs explorent ces deux champs, souvent de façon indistincte. De Bach, on pourrait dire que sa pensée ailée n’a nul besoin du prétexte de la suite de danses pour trouver sa légèreté et accomplir son envol. Ou encore que l’esprit de la danse anime d’autant plus fortement sa musique qu’elle est elle-même danse de l’esprit, en particulier dans ses grandes œuvres pour le clavier – et d’abord, bien entendu, dans les pièces contrapunctiques que sont, par essence, les fugues.

Danser Le Clavier bien tempéré
Mais pas seulement, puisque l’on entend bien, dans ce chef-d’œuvre incontesté de l’œuvre de Bach qu’est Le Clavier bien tempéré, combien les préludes eux-mêmes qui précèdent les fugues travaillent, chacun différemment, des questions d’arithmétique poétique, de géométrie lyrique, de répétition et de variation, de mise en valeur explicite de la transformation ou au contraire d’une métamorphose voilée… L’énergie que renferme et que suscite l’art de Bach est donc une sorte de ferment naturel de la danse. Jeux de spirales ou motifs symétriques, aux rythmes simples mais aux couleurs harmoniques d’une haute inventivité : c’est bien d’une certaine chorégraphie de l’esprit que relève souvent le plaisir à écouter ce type de musique. Comme si le corps de l’auditeur pouvait, dans et par cette écoute, renaître à une sorte de légèreté originelle. Mais l’autre caractère génial de cette musique, c’est aussi son essence transcendantale : l’élan énergétique de la musique suscitant, par lui-même, le sentiment de l’infini et celui de la paix. Le Clavier bien tempéré sonne ainsi comme un condensé de l’art de Bach dans son entier : liberté de la forme, concentration de l’harmonie et volutes digitales y forment le décor d’un message spirituel de la plus haute profondeur.

Bach et les chorégraphes
De nombreux chorégraphes, parmi les plus célèbres et les plus talentueux se sont déjà affrontés à ce défi de danser ou faire danser Bach. Pour n’en citer que quelques-uns : Lucinda Childs pour la Passion selon Saint-Jean, Maguy Marin pour les Concertos Brandebourgeois (« Groosland »), William Forsythe (Artifact Suite) ou encore Anne Teresa De Keersmaeker, dont le travail sur la musique de Bach est déjà ancien et qui a récemment réalisé et dansé, seule en scène, une chorégraphie fascinante et superbe des Variations Goldberg, interprétées sur scène avec une profonde poésie et une remarquable subtilité par le pianiste Pavel Kolesnikov.

Trois grands artistes à la Philharmonie
Conçu, chorégraphié et dansé par les chorégraphes et danseurs japonais Saburo Teshigawara et Rihoko Sato, le concert dansé à la Philharmonie de Paris le 12 mai 2022, sur des extraits du Clavier bien tempéré interprétés par le pianiste Pierre-Laurent Aimard, sur scène, suscite plusieurs questions. La première est celle du rapport entre le type de jeu du musicien et la substance de la chorégraphie : Aimard conçoit Bach, semble-t-il, de façon constructiviste et rationnelle. Mettant au premier plan la clarté de la forme, les symétries et l’arithmétique, il semble prendre le parti de la neutralité, de l’objectivité, du refus de tout lyrisme – interprétation susceptible, croit-on comprendre, de laisser cette musique respirer d’elle-même, sans y ajouter le moindre commentaire qui risquerait d’infléchir l’écoute de l’auditeur. Mais peut-on parler encore, dans ce cas, d’interprétation ? N’y manque-t-il pas l’engagement subjectif et la prise de risque que l’on est en droit d’attendre d’un musicien tel que Pierre-Laurent Aimard, si grand passeur de musique, interprète accompli de maints répertoires anciens ou contemporains et personnalité que l’on a connue fédératrice et chaleureuse ? Son jeu nous a semblé au contraire refermé sur lui-même, à la limite de l’indifférence, même si toujours remarquable dans sa rigueur et la variété des tempi, des nuances, des rythmes qu’il propose.

Mort et transfiguration ?
Évoluant sur l’ensemble de la scène, parfois aux côtés du pianiste, les deux danseurs, la plupart du temps en alternance, avant de se réunir dans la dernière partie du spectacle pour un véritable duo, déploient une vision et une mise en corps de la musique de Bach qui elle aussi pose question. Saburo Teshigawara, quasi nu, use de son corps maigre et de son âge, comme pour donner une idée de la mort toujours présente dans le vivant. Ses gestes travaillant la saccade, la fabrique de la difformité et l’anxiété s’opposent de façon radicale et calculée aux tournoiement de sa partenaire, Rihoko Sato, à la jubilation et à la grâce de ses mouvements circulaires et de ses déplacements.

Surdités croisées
Mais, et c’est là pour moi, le point central de mon scepticisme, non seulement la chorégraphie pour chacun des danseurs est de type presque invarié, quel que soit le prélude ou la fugue qu’elle est censée « accompagner » et qu’elle devrait, à vrai dire, interpréter réellement, mais le rapport entre le jeu très distancé de Pierre-Laurent Aimard et la vision très contrastée (bien que monocorde, à mon avis) des danseurs : grimacement corporel de l’un contre vitalité jubilante de l’autre, ne suscite aucune cohésion, et a fortiori n’inspire aucune émotion chez le spectateur. Chacun des éléments de cette confrontation se retrouvant, en quelque sorte, enfermé dans sa propre interprétation et dans une apparente surdité à ce que joue ou danse l’autre. Pour les danseurs, l’alternance sur scène leur permet de développer leur jeu de façon relativement convaincante parce qu’ils ne se rencontrent qu’à la fin du spectacle, mais l’écoute de la musique, pour moi, ne s’y retrouve pas. Tel prélude de type ailé, allègre suscite une chorégraphie à peu près équivalente à celle que propose un prélude de type méditatif ou mélancolique, de sorte que l’œil et l’oreille ne peuvent ni s’accorder ni se désaccorder, tant la chorégraphie semble arbitraire, du moins sans rapport saisissable avec la musique et avec les images et rythmes que Bach suscite de lui-même.

On avait pu récemment assister, également à la Philharmonie de Paris, à un fascinant concert dansé présentant déjà Saburo Teshigawara dans une très belle chorégraphie et interprétation dansée de Cantates de Bach avec l’Ensemble Pygmalion, dirigé par Raphaël Pichon. Cette fois le rendez-vous tant attendu nous a déçus.

Photo : Akihito Abe

Jean-Sébastien Bach : Le Clavier bien tempéré (extraits). Pierre-Laurent Aimard, piano. Saburo Teshigawara, chorégraphie, danse, conception lumières. Rihoko Sato, chorégraphie, danse. Philharmonie de Paris, 12 mai 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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