Le Suicidé de Nicolaï Erdman par Jean Bellorini.

La quête de la liberté de soi, en dépit de toutes les oppressions.

Le Suicidé de Nicolaï Erdman par Jean Bellorini.

Le Monde daté du 17 décembre 2022 titrait : « Guerre en Ukraine en direct ; l’UE condamne la terreur aveugle du Kremlin après les bombardements massifs. » Avec Le Suicidé de Nicolaï Erdman et l’Union soviétique des années 1920, le public ne peut plus mettre à distance la réalité mortifère actuelle mais il la considère de front à travers l’esthétique politico-poétique de la mise en scène sagace de Jean Bellorini, directeur du TNP - Théâtre National Populaire de Villeurbanne.

Écrite en 1928, interdite avant même d’avoir été jouée par le pouvoir stalinien en 1932, jouée à nouveau sur la scène théâtrale russe dans les années 1980, Le Suicidé est une pièce au comique féroce - rythme syncopé, ruptures permanentes, netteté des figures, critique claire du totalitarisme.

La correspondance est immédiatement contemporaine avec notre temps, un siècle plus tard, l’Histoire se répétant. De Nicolaï Erdman, dramaturge russe censuré sous Staline, aux artistes et au peuple, réfugiés ukrainiens ou russes, sous Poutine, on passe d’un totalitarisme à l’autre. Aussi écoute-t-on la lecture de la metteuse en scène russe réfugiée Tatiana Frolova d’Une lettre à Staline de Boulgakov, demandant la libération d’Erdman. Et aussi voit-on la vidéo du rappeur Ivan Petunin âgé de 27 ans, appelé à combattre en Ukraine, s’appropriant sa mort à Krasnoda. Le Russe justifie son geste, ne pouvant « accabler son âme avec le péché du meurtre », pris dans l’étau de l’armée, de la prison ou du suicide - dimension tragique de l’urgence d’un ici et maintenant.

Le Suicidé se passe dans un immeuble communautaire aux appartements séparés par de minces cloisons. En pleine nuit, Sémione Sémionovitch - excellent François Deblock habité par ses pensées, naïf, innocent, tout en commentant l’éveil à sa propre conscience -, chômeur et miséreux, voudrait soulager sa faim en avalant un saucisson de foie. Il réveille sa femme - Clara Mayer, dévouée et enfantine - , une dispute éclate et le piteux héros disparaît en menaçant de pousser bientôt « son dernier soupir », face à sa femme, persuadée qu’il va mettre fin à ses jours.
Celle-ci appelle à l’aide. A ses côtés, sa belle-mère - Jacques Hadjaje, insolite - et ses voisins proches, le couple démoniaque formé par les habitués du cabaret, Marc Plas et Anke Engelsmann.

La nouvelle se répand, attire le voisinage et bientôt une galerie de personnages se presse pour s’approprier le funeste événement - le fameux « mourir pour des idées », mais lesquelles ? Satire des fantoches des anciennes classes sociales russes répudiées par le nouveau pouvoir soviétique - le représentant de l’Intelligentsia, celui de l’art, de la religion, du commerce, des petits emplois féminins. Humour acide, jeux de mots, fantaisie, drôlerie, joie et énergie, vitalité, élan et souffle.

Emporté malgré lui dans ce bal macabre, Sémione entrevoit la gloire posthume qu’on lui fait miroiter et finit par se prendre au jeu : en se tuant, pourrait-il enfin devenir quelqu’un ? Or, à l’approche de sa mort à laquelle on l’accule, il perçoit qu’il est vivant ; n’ayant rien à perdre, il est enfin libre : un être sensible dont le coeur bat vivement, libéré de la passivité inquiète des masses.

Jean Bellorini évoque « une course effrénée, un ballet convulsif de personnages hauts en couleur, une farce grinçante truffée de répliques hilarantes, vertige et tombée inéluctable dans le gouffre. »

Entre récit et cabaret, vision grotesque et exagération, la forme musicale - du classique à Radiohead- est prégnante, improvisant, entre cuivres, accordéons et percussions, faisant contrepoint à la langue ludique d’Edman traduite par le talentueux André Markowicz : « Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire » ; l’écriture « cassée » dynamise la précipitation jouée.

Pour la scénographie de Véronique Chazal et Jean Bellorini, une échelle réduite des ateliers de construction des décors du TNP, un espace nu avec étage et sa coursive où se suivent de petites guérites - toilettes, cuisine, réfrigérateur …- , emblématiques des espaces communautaires ; on distingue une porte de sortie à jardin et au lointain, en grimpant les escaliers, une autre ou deux.

Les personnages courent, hâtifs, s’empressent, fuient ou s’assoient, de façon fugace. Tout a commencé sur le lit conjugal où l’on voit le couple filmé par la vidéo, façon cinéma expressionniste des années 30, caméra sur trépied filmant les visages au plus près. L’étrange image facétieuse est projetée à l’envers sur le mur de lointain, signe que rien ne va plus, tout est sens dessus dessous.

Les silhouettes dessinées clairement sont incarnées, des figures caricaturales infiniment humaines, des types identifiables entre suffisance et humilité quotidienne, vêtus de robes et gilets années 1950. Tous repérables et distincts, ils forment des mouvements de groupe, se déplaçant en choeur, tels des tourbillons de vie ou de force tonique revigorante qu’interprète aussi en solo le protagoniste, François Deblock, à la danse svelte, se cabrant ou se contorsionnant avec malice.

A contempler, des tableaux de mémoire picturale : celui qui se destine à la mort, le futur suicidé, dénudé, semble le Christ déposé de la Croix, un linge blanc couvrant le corps. La figure sacrifiée suscite la compassion, gravité et sourire, revêtant l’image de la douleur, après qu’ait eu lieu la Cène, avec sa longue table blanche, parallèle à la salle, et ses convives qui boivent, à la russe, leur petit verre de vodka en le cognant fort sur la table, chantant des chants traditionnels ou autres.

Suite à la tension scénique et ses déflagrations provoquées par l’oppression implicite, s’épanouit la dimension conviviale du bel art d’être ensemble, sentiment privé de partage des impressions.

Un spectacle magnifique, empreint de poésie et de réflexion philosophique, à hauteur des exigences collectives de ce que l’appellation de « théâtre populaire » veut dire, où excellent de grands comédiens - athlètes intenses du verbe et de la scène d’une troupe dynamique et réactive.

Le Suicidé, Vaudeville soviétique de Nicolaï Erdman, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Jean Bellorini, collaboration artistique Mélodie Amy-Wallet, scénographie Véronique Chazal et Jean Bellorini, lumière Jean Bellorini, assisté de Mathilde Foltier-Gueydan son Sébastien Trouvé, costumes Macha Makeïeff assistée de Laura Garnier, coiffure et maquillage
Cécile Kretschmar, vidéo Marie Anglade. Avec François Deblock, Clara Mayer, Jacques Hadjaje, Marc Plas, Anke Engelsmann, Margarita Ivanovna, Damien Zanoly, Clément Durand, Mathieu Delmonté, Matthieu Tune, Gérôme Ferchaud, Liza Alegria Ndkita, Julien Gaspar-Oliveri, Raïssa Filippovna, Antoine Raffalli, avec la participation de Tatiana Frolova, cuivres Anthony Caillet, accordéon Marion Chiron, percussions Benoît Prisset. Du 15 au 17 décembre 2022, puis du 6 au 20 janvier 2023, du mardi au vendredi 20h, sauf jeudi 19h30, dimanche 15h30, relâche exceptionnelle mardi 10 janvier, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne. Les 27 et 28 janvier 2023, Opéra de Massy. Du 9 au 18 février 2023, 
MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN. Les 1er et 2 mars 2023, La Coursive – Scène nationale, La Rochelle. Le 9 mars 2023, Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne. Du 16 au 18 mars 2023, La Criée – Théâtre national de Marseille. Les 12 et 13 avril 2023, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production.

Crédit photo : Juliette Parisot.

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Véronique Hotte

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