Le Silence de Molière

La parole à la fille de Molière

Le Silence de Molière

Difficile d’imaginer vies plus contrastées que celle de Molière, créative, prolifique, et celle de sa fille, Esprit-Madeleine Poquelin (1665-1723), silencieuse, effacée. C’est sur ce hiatus et ce vide succédant au tumulte d’une vie d’artiste que repose le texte de Giovanni Macchia (1975). Texte qui prend ici la forme d’une conférence de presse fictive où cette parfaite inconnue répond à des questions posées depuis la salle. La seule des quatre enfants du dramaturge et d’Armande Béjart qui soit parvenue à l’âge adulte, celle qui a vu mourir son père à l’âge de sept ans, y évoque son enfance à l’ombre de cette figure tutélaire écrasante.

Après Ariane Ascaride, dernière en date à avoir affronté ce rôle (https://www.webtheatre.fr/Le-Silence-de-Moliere-de-Giovanni), c’est à Danièle Lebrun, la comédienne la plus âgée de la Comédie Française, que revient ce marathon dans la petite salle du Studio du Carrousel du Louvre, nourri d’informations en grande partie authentiques tout en laissant le champ libre à l’interprétation. La pièce s’inscrit dans le cycle de l’année Molière mais, précise son directeur, Éric Ruf, au titre « des échappées belles et hommages d’autres écrivains ». Elle sera donc suivie d’autres de même teneur.

Très sobre, la mise en scène d’Anne Kessler, autre sociétaire de l’Institution, installe la comédienne en costume grand siècle et emperruquée sur une banquette face au public. Elle n’en bougera pas, à charge aux intonations, aux mouvements des mains, des yeux, de la tête, d’animer ce monologue de plus d’une heure. Un grand miroir posé de biais, près de l’actrice, donne à la scène une allure de tableau, de vanité tout à fait appropriée à la situation d’Esprit-Madeleine, vieille dame retirée du monde, à l’abri dans un couvent sans pour autant prendre le voile. Même s’il y a quelques hésitations sur le texte, Danièle Lebrun réalise une véritable performance dans la remémoration de l’enfance, faisant revivre avec beaucoup de vivacité la foule bigarrée des gens de théâtre qui entourent Molière. En faisant sentir aussi tout le poids d’un héritage non désiré.

Débordements inquiétants

C’est une véritable tribu qui loge dans la grande maison des Béjart où Esprit-Madeleine est née et où elle grandira. Famille compliquée de comédiens, traversée de non-dits et de rivalités, dominée par la plus talentueuse d’entre eux, Madeleine, la première compagne de Molière, mère mais officiellement sœur d’Armande, et que la petite fille appelle donc « ma tante ». A cette famille s’agrège le cortège des acteurs extra-familiaux, les Chapelle, La Grange et autre Baron, que Molière prend très jeune sous son aile et avec lequel il entretient une relation ambigüe. L’admiration et la crainte à l’égard d’un père décrit comme perpétuellement nerveux, fatigué, se partagent le cœur de la petite fille. L’inquiètent surtout ses crises récurrentes de toux et ses départs inattendus pour la campagne, dans la maison d’Auteuil où il se retire périodiquement pour travailler et où se mènent, sous la conduite de son âme damnée Legendre, des débordements inquiétants.

Non sans acrimonie, elle pointe les différences avec le grand rival Racine, qui mène en apparence une vie sereine et confortable sans jamais monter sur scène. Alors que son père, lui, se bat bec et ongles et défend ses propres rôles jusqu’à l’épuisement. Et de pointer cette propension dans ses pièces à ne convoquer, sous le couvert de la farce, que des familles malheureuses, marquées par les deuils, la mésentente, peuplées d’enfants souvent en partie orphelins, déchirés entre des pères atrabilaires et des marâtres acariâtres. Bref, tout un monde qu’elle déteste et dans lequel elle s’est toujours refusée d’entrer. Au grand soulagement de sa jalouse de mère qui craignait la concurrence de sa propre fille, comme elle l’avait fait à l’égard de sa mère Madeleine.

Surgit alors le souvenir glacé de la catastrophe survenue soudain sous la forme d’un libelle infamant qui ruine la mémoire de son père et de sa famille. Un pamphlet répercutant des ragots selon lesquels Esprit-Madeleine serait le fruit de la relation incestueuse entre son père et sa propre fille Armande. Submergée par cette marée nauséabonde, elle s’est déclarée impuissante à défendre ses parents, et s’est immergée dans l’anonymat, le silence et la routine du couvent. « Je ne suis même pas une héroïne tragique », déplore-t-elle avec amertume, « ni Œdipe ni Électre ». Juste une femme qui prend la parole aujourd’hui.

« Le Silence de Molière » de Giovanni Macchia, traduction Jean-Paul Manganaro et Camille Dumoulié. Avec Danièle Lebrun. Mise en scène Anne Kessler, lumières : Éric Dumas
Du 9 au 27 février 2022, du mercredi au dimanche à 20h30, Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Galerie du Carrousel du Louvre, réservations : www.comedie-francaise.fr

Photo Vincent Pontet

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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