Théâtre de la Commune d’Aubervilliers

La Version de Browning

Adieu Monsieur le professeur

La Version de Browning

Au jeu des assimilations, on a pu qualifier Terence Rattingan de "Tchékhov anglais". La lecture qu’en propose Didier Bezace nous plonge plutôt dans une atmosphère proche de celle des grands dramaturges nordiques, Ibsen et Strinberg. Toujours est-il que Rattigan, après avoir acquis Outre-Manche une certaine notoriété pour la rigueur de son écriture, a été balayé avec l’avènement d’une nouvelle génération d’auteurs tels Pinter et Osborne, qui n’ont pas tardé à le ranger au rayon infamant du théâtre bourgeois. En exhumant La Version de Browning, une pièce écrite à la fin des années quarante puis adapté au cinéma, Didier Bezace cède une nouvelle fois à son pêché mignon consistant à réhabiliter des textes prématurément négligés, ce qui est aussi une manière de faire un pied de nez aux effets de mode auxquels le théâtre, lui non plus, n’échappe pas. Son astuce consiste alors à mettre en exergue la pertinence des ces œuvres en soulignant comment elles sont toujours en résonance avec nos préoccupations du moment. C’est donc cela que l’on retiendra de ce spectacle. Mais s’il s’impose comme un moment exceptionnel, c’est bien davantage encore comme une illustration de l’intelligence et de la maîtrise qui font de Bezace le metteur en scène le plus important du moment.

Ultime cours particulier

Une public school des années 40. Un austère professeur de grec ancien, Andrew Crocker-Harris (Alain Libolt) s’apprête à tirer sa révérence, après plusieurs décennies de bons et loyaux service, surtout poussé vers la sortie par l’ingratitude de ses pairs, à commencer par celle du sirupeux directeur (Claude Levêque). Consciencieux jusqu’au bout, il retient cependant, pour un ultime cours particulier, l’élève Taplow (Sébastien Accart) qui, à défaut d’être le plus zélé, n’est pas le moins astucieux. C’est alors qu’un jeune professeur de sciences, l’élégant et loyal Franck Hunter (Vincent Winterhalter) et Millie (Sylvie Debrun), épouse légitime de Crocker-Harris et amante de Hunter, font leur apparition. Le moment est venu des révélations et des explications. Mais, on l’aura deviné, nous ne sommes pas au boulevard. Ici, les propos sont tout en retenue et les situations, comme les points de vue, ont toujours plusieurs faces, les convenances sociales ajoutant à la complexité des relations humaines.

Intensité des situations, sobriété des apparences

A cet égard, la pièce est une superbe mécanique, décryptant progressivement la perversité mais aussi l’humanité des réactions des personnages. Avec au centre du jeu, cet étrange Crocker-Harris avec son allure guindée et ses comportements rigides, qui va cependant dévoiler d’autres facettes de sa personnalité, finalement assez touchantes, tout au moins honorables. Magistral directeur d’acteurs, Bezace installe un rythme au gré duquel chaque mot a un sens et chaque phrase doit être écoutée, avec ses implications et ses sous-entendus. Ce faisant, il incite ses comédiens à masquer l’intensité des situations derrière la sobriété des apparences. C’est peu dire qu’ils y excellent. Avec une mention particulière pour Alain Libolt qui, derrière ce qui semble être une implacable placidité, ne nous dissimule rien de la désespérance mortifère dans laquelle sombre Crocker-Harris, franchissant ce cap où il faut se résoudre à douter de tout ce à quoi on a cru sans nuances, autrement dit accepter l’idée que sa vie est un échec et que les valeurs que l’on a défendues ne sont rien d’autre que le piètre paravent de toutes les veuleries.

Un spectacle qui secoue et interroge

Autre point marquant de ce spectacle : le décor conçu par Jean Haas. Face aux gradins du public, un superbe amphithéâtre qui fleure bon le bois vieilli. C’est au pied de cet édifice, symbole de la tradition éducative, et non pas dans l’appartement de fonction de Crocker-Harris, que Bezace déroule l’action. Une manière éclatante de souligner l’enfermement des personnages dans le carcan des conventions, mais également de montrer avec éclat l’universalité du propos.
On aura compris qu’avec ce spectacle admirable, qui secoue et interroge, dont l’esthétique autant que l’intelligence sont irréprochables, Didier Bezace, en ce début d’année 2005, a placé la barre haut. Très haut.

La Version de Browning, de Terence Rattigan ; traduction de Séverine Magois ; adaptation et mise en scène de Didier Bezace ; collaboration artistique : Laurent Caillon ; scénographie : Jean Haas. Avec Sébastien Accart, David Assaraf, Sylvie Debrun, Claude Lévêque, Alain Libolt, Adeline Moreau et Vincent Winterhalter.
Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, jusqu’au 19 février. Tél : 01 48 33 16 16.

Photo : Hervé Bellamy

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Stéphane Bugat

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