L’opéra de John Adams décolle

À la Bastille, « Nixon in China » séduit par son dépassement de la réalité historique et des genres musicaux.

L'opéra de John Adams décolle

Décoller du réel pour atteindre le symbolique, donc une réalité plus profonde et plus vraie, n’est-ce pas le rêve de tous les créateurs modernes ? Cet objectif n’est pas loin d’être atteint à l’Opéra Bastille où se donne pour la première fois l’œuvre composée par l’Américain Johns Adams sur un livret très personnel de la poétesse Alice Goodman, créée en 1987 et devenue un classique de la musique contemporaine. Partant de la visite historique de Richard Nixon en Chine, en février 1972, et sa rencontre avec Mao Zedong, qui marqua les débuts de la détente dans les relations internationales après la guerre froide, l’œuvre évolue vers un retour sur soi et sur le passé des personnages. Elle procède d’une vision mythologique voire poétique, surréaliste même, de l’histoire et de ses protagonistes.

Le principal artisan de cette réussite est le chef maison Gustavo Dudamel, grand connaisseur de la musique de John Adams pour l’avoir souvent dirigée et enregistrée. À la tête de l’Orchestre et des chœurs de l’Opéra de Paris, il restitue à la partition toute sa dynamique et son lyrisme discret. Fait rare, la mise en scène de Valentina Carrasco, historiquement très documentée, participe de cette réussite, même si ses symboles et ses images-chocs frôlent parfois la surcharge. Elle a toutefois le mérite de ne pas lester la musique ni les chanteurs sous des flots d’intention, leur laissant au contraire leur individualité propre.

Diplomatie du ping pong

Resserrée, l’action se limite à six personnages : Richard Nixon, le président américain, et le Chinois Mao, chacun flanqué de son épouse et de son plus proche conseiller : Pat et Henry Kissinger pour l’Américain, Jiang Qing et Zhou Enlai pour le Chinois. Très présents, les chœurs ont un rôle important à jouer dans ce que l’on a appelé la ping-pong diplomacy qui se mène entre les deux grandes puissances. Car le dégel a commencé par une partie de ping-pong entre les équipes nationales américaine et chinoise, une année auparavant, en 1971. Avec son terrain divisé par un filet en deux camps opposés, chacun renvoyant la responsabilité des conflits à l’autre, le ping-pong est une métaphore idéale de la partie diplomatique qui se mène ; métaphore filée tout long du spectacle. Ce sport y est présenté sous différentes formes depuis la partie à grand spectacle sur une scène entourée de gradins où se serrent les chœurs, à la partie plus intime opposant les deux couples présidentiels dans l’intimité, à charge pour les joueurs de figurer les protagonistes.

Mais ce symbole sportif n’est pas, Dieu merci, le seul à être distillé tout au long du spectacle étiré sur plus de trois heures (dont un entracte). D’ailleurs au troisième et dernier acte, les tables de ping-pong volent en éclats dans les trois dimensions de l’immense scène de la Bastille, sous une neige formée de balles blanches du plus bel effet. D’autres images s’intercalent car la metteuse en scène argentine, collaboratrice de La Fura dels Baus, phosphore tous azimuts. Ainsi, à chacun des deux camps elle attribue un animal totémique : l’aigle pour l’Américain, le dragon rouge pour le Chinois. Leur confrontation donne lieu, entre autres, à une scène inoubliable où l’on voir Pat Nixon charmer le dragon qui se trémousse d’aise à ses pieds. Réfrigérantes en revanche et très réalistes, des photos des ravages de la révolution culturelle disséminées çà et là, à quoi répondent des films d’apocalypse au Viet Nam dignes de Coppola. Mal venu, en revanche, car il rompt la dynamique musicale du spectacle : l’extrait du film De Mao à Mozart, réalisé lors du voyage d’Isaac Stern en Chine où, dans un silence de mort, un professeur de violon raconte les tortures et humiliations infligées par les gardes rouges.

Échos de jazz

Rien ne devrait, en effet, interrompre la musique enveloppante de Johns Adams qui se déroule et revient sur elle-même comme un anneau de Moebius. D’une richesse inouïe, la partition, partie du minimalisme dominant à l’époque, avec ses harmonies simples et ses rythmes syncopés, progresse en intégrant des influences aussi variées que celles de Wagner, Strauss ou Mahler, laissant par intermittences entendre des échos de jazz et même de comédie musicale (on pense notamment à West Side Story). Autant de nuances dans lesquels l’orchestre de l’Opéra de Paris, très réactif, se coule avec fluidité.

Sans aller jusqu’au leitmotiv, les personnages sont vocalement fortement caractérisés et, à cet égard, la distribution choisie est idéale. En Richard Nixon, le baryton Thomas Hampson donne la mesure de ses moyens scéniques et vocaux, incarnant un président très américain moyen, touchant de sentimentalisme et de candeur. Jouée par l’exquise et charmeuse Renée Fleming, son épouse complète l’incarnation de l’Amérique profonde. Seul ténor de la distribution, l’impressionnant John Matthew Myers, campe un Mao oscillant sur son socle de dictateur entre subtilité et sénilité. Habituée du rôle de l’irascible épouse de Mao, la soprano colorature Kathleen Kim impose l’autorité naturelle d’une voix extrêmement agile. Pour les second rôles, Joshua Bloom est un Kissinger doté d‘une puissante voix de basse, et le baryton Xiaomeng Zhang un Zhou Enlai tout en finesse, à qui est laissé le mot de la fin : « Dans tout ce que nous avons fait, qu’y-a-t-il eu de bien ? »

Photo : Elena Bauer/Opéra national de Paris

Opéra Bastille jusqu’au 16 avril, www.operadeparis.fr
Direction musicale : Gustavo Dudamel. Mise en scène : Valentina Carrasco. Décors : Carles Berga, Peter van Praet. Costumes : Silvia Aymonino. Lumières : Peter van Praet. Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris.
Avec Thomas Hampson, Renée Fleming, Xiaomeng Zhang, Joshua Bloom, John Matthew Myers, Kathleen Kim, Nancy T’ang, Yajie Zhang, Ning Liang, Emanuela Pascu.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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