L’Avare, de Molière
Irrésistible et inquiétant, "L’Avare" de Laurent Stocker dans la mise en scène de Lilo Baur à la Comédie française
Pas évident - pour le metteur en scène comme pour l’acteur - de s’attaquer à une œuvre aussi iconique que L’Avare. Cette deuxième pièce la plus jouée de Molière (après Le Tartuffe), la Comédie française se devait de l’inscrire au programme du quatrième centenaire de la naissance de l’auteur, dans la salle historique de Richelieu. Pour relever le défi, le patron, Éric Ruf, a fait appel à deux piliers de la maison : l’actrice et metteuse en scène Lilo Baur et l’acteur Laurent Stocker. Entre les deux, l’entente est manifeste et, disons-le tout net, le pari réussi. Même si la vision, très cohérente, transforme et alourdit un peu la pièce et ralentit parfois son rythme.
A cette comédie en prose inspirée de Plaute, créée par Molière en 1668 d’abord sans grand succès, Lilo Baur fait en effet subir des transformations par petites touches, imprimant une marque personnelle sur le personnage de l’Avare, qu’elle voit comme ambivalent, comique et tragique. Originaire de Suisse, elle installe son personnage dans un lieu et une époque très particuliers, qui lui sont familiers. Une maison moderne très aérée, posée sur une pelouse, avec vue (splendide) d’un côté sur les Alpes et de l’autre sur le lac Léman. L’époque est celle de l’après Deuxième guerre mondiale, là où, dit-elle, se sont constituées des fortunes plus moins suspectes.
C’est dans ce gazon impeccable, qui descend en pente douce vers le lac, qu’Harpagon a planqué sa cassette. Un léger tumulus, à peine perceptible sous la chaise longue, en témoigne. Cette pelouse se transforme à vue en terrain de golf sur laquelle une voiturette silencieuse apparaît de temps à autre et circule porteuse de passagers muets, d’un effet comique à la Jacques Tati. Mais cette pelouse coffre-fort se fait aussi plage où les enfants d’Harpagon, Élise et Cléante, au sortir du bain, complotent pour imposer l’élu(e) de leur cœur à leur père, qui a en tête d’autres projets moins coûteux pour lui.
Ce cadre spatio-temporel très typé a entraîné des modifications sur le texte de Molière et sur les actions propres à ce type de comédie du XVIIème siècle. Ainsi, les dix mille écus contenus dans la cassette subtilisée à Harpagon sont-ils systématiquement convertis en monnaie moderne, soit trois cent cinquante mille euros, comme le dit répète à chaque fois qu’il en est question Harpagon. Ce qui donne la valeur - colossale - du dernier pécule dont il vient d’entrer en possession, fruit du taux d’usure faramineux qu’il pratique en toute illégalité. Et lorsqu’elle paraît enfin dans les mains de Valère, ladite cassette a la forme des longues boîtes métalliques destinées à être déposées au secret dans les coffres des banques suisses.
Cette transposition a aussi entraîné la disparition dans le texte les références à des éléments de costumes datés, tels que les hauts-de-chausses, rubans et autres aiguillettes qui ne correspondent pas aux vêtements de cette société prospère d’actionnaires helvètes des années quarante, vêtus de pantalons blancs et de blazers bleus, rehaussés de cravates à rayures. Et ce ne sont plus des coups de bâton qui sont donnés à tour de bras par Harpagon mais des coups de club sur des balles qui atteignent (plus ou moins) les trous du parcours de golf. Autant de symboles des coups de bourse qui sont à l’origine de sa fortune.
Interprétation à double face
Comme de juste, l’adaptation principale opérée par Lilo Baur concerne le rôle-titre qui inspire autant le rire que la pitié. S’il avoue son admiration pour le jeu de Louis de Funès, Laurent Stocker fait preuve de plus de nuance, faisant de l’avare une interprétation à double face : drôle par le côté obsessionnel qui ressort de tous ses propos, et pathologique par ses symptômes : chaque fois qu’il est contraint de prononcer le verbe « donner », il est pris de spasmes violents qui l’étouffent. La toxicité de son vice, dont les effets vont crescendo à mesure que la pièce avance, conduit à la violence et à la paranoïa des plus inquiétantes. Ainsi les hallucinations qui l’assaillent lorsque découvrant le vol de son trésor, il voit se déclencher autour de lui, sur la scène plongée dans le noir, une folle sarabande de cassettes phosphorescentes qui semblent le narguer.
Avare pour les autres (en premier lieu pour ses domestiques), Harpagon l’est beaucoup moins pour lui-même et ne se refuse pas les menus plaisir que lui permettent son niveau de vie. Mais, égoïste féroce, il a pour principale victimes ses enfants, joués par Elise Lhomeau, très fille de famille des années quarante, et Jean Chevalier, dandy balourd qui déclenche le rire dès qu’il paraît sur scène.
Mais tout le potentiel tragique qui s’accumule comme une menace grossissant au fil de la pièce est désamorcé d’un coup au dénouement avec le happy end voulu par Molière - tout à fait invraisemblable il est vrai - joué par toute la troupe de façon très distanciée. Nul ne semble croire à ce bonheur soudain, à commencer par le Deus ex machina lui-même en la personne d’Anselme (excellent Alain Lenglet). Celui-ci se révèle être le père des chéris secrets des enfants d’Harpagon, Valère et Marianne, laquelle s’est carrément saoulée au cocktail de la réconciliation générale et bafouille en titubant (Anna Cervinka, tordante).
Ainsi tout est bien qui finit bien dans la plus pure tradition de la comédie. Sur un air langoureux de romance chantée par Tino Rossi. On ne peut plus daté années quarante !
« L’Avare » de Molière, en alternance jusqu’au 24 juillet à la salle Richelieu de la Comédie française, www. comedie-francaise.fr
Mise en scène : Lilo Baur. Scénographie : Bruno de Lavenère. Costumes : Agnès Falque. Lumières : Nathalie Perrier. Musiques originales et assistanat à la mise en scène : Mich Ochowiak.
Avec Alain Lenglet, Françoise Gillard, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Serge Bagdassarian, Nicolas Lormeau, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Élise Lhomeau, Clément Bresson, Adrien Simion et le comédien de l’académie de la Comédie-Française Jérémy Berthoud
Photo Brigitte Enguérand