Cité de la musique à Paris

Ensemble Intercontemporain - Soirée Michael Jarrell

Quand la musique se fait mémoire

Ensemble Intercontemporain - Soirée Michael Jarrell

Quelques phrases - très mélancoliques - de piano, après que les autres instruments se sont tus : ainsi s’achève Abschied II - ou Adieux II - du compositeur suisse Michael Jarrell. Né en 1958, ce dernier est l’une des figures de proue de la musique actuelle. Fréquemment enregistré, joué aux festivals d’Aspen, de Lucerne ou de Salzbourg, familier de l’Ensemble Intercontemporain avec lequel il collabore depuis près de vingt ans, cet homme affable et timide, pudique et contemplatif, est l’un des créateurs présents intégrés au cycle La vie, la mort de la Cité de la musique. Le 1er octobre, il succédait à Mozart et à son Requiem - donné la veille - pour un concert entièrement consacré à ses œuvres. Par les soins de l’Ensemble Intercontemporain, sous la ferme direction de Pascal Rophé. La première partie de la soirée était vouée à Music for a while de 1995, puis à Abschied II, achevé en 2004. Un pont idéal vers la cantate (?) intitulée... denn alles muss in Nichts zerfallen (... car au néant doit aller toute chose). Une partition d’une trentaine de minutes dont l’élaboration aura occupé Jarrell quasiment durant dix ans et qui fut créée le 24 septembre dernier au festival Musica de Strasbourg.

Un temps pour aimer, un temps pour haïr

Cette œuvre souvent aussi sombre que la peinture d’Anselm Kiefer ou de Jackson Pollock, en dépit de fragmentations subtiles témoignant de l’influence de Debussy sur Jarrell, traite des génocides. En général. Comme de la Shoah, en particulier. Tandis que le chœur Accentus clame un fragment de L’Ecclésiaste affirmant « Il y a un temps pour aimer, un temps pour haïr », quatre solistes disent une liste de déportés et évoquent « les images d’une autre vie ». En même temps que le comédien belge Johan Leysen livre le témoignage du seul survivant d’une famille assassinée à Auschwitz. En français. Avant de passer à l’allemand, pour citer notamment un extrait d’une lettre terrifiante : la demande d’une certaine industrie chimique ayant « besoin d’environ cent cinquante femmes en vue d’expérimentations pour un nouveau somnifère ». Cette alternance linguistique ne se rapporte pas uniquement au cadre de vie et aux centres d’intérêt culturel de Michaël Jarrell, résidant à Strasbourg par commodité géographique, époux d’une artiste allemande et enseignant la composition au Conservatoire de Vienne.

Dans des ténèbres immenses

Elle s’inscrit dans la légitime obsession de la conscience européenne devant cette barbarie indicible, étendue à « un inventaire incomplet des génocides des six dernières décennies ». Le créateur se préoccupe aussi, en effet, des Bosniaques, des Rwandais ou des Cambodgiens. A cet égard, il poursuit une bien triste mais indispensable tradition représentée - entre autres - par le Chant des déportés écrit par Olivier Messiaen en 1945 et le Dies irae de Penderecki, crée sur le site même d’Auschwitz au printemps 1967. Tout en se distinguant de ces deux illustres collègues. D’une part, Jarrell appartient à une génération n’ayant pas vécu les événements de la Seconde Guerre Mondiale. Comme le compositeur israélien Daniel Galay, auteur d’une méditation commémorative, récemment jouée lors d’une cérémonie officielle à Bordeaux. D’autre part, il ne semble pas habité par la foi catholique du légendaire compositeur français et de son homologue polonais. ... denn alles muss in Nichts zerfallen se termine sans l’espoir de la résurrection. L’œuvre s’achève dans des ténèbres immenses. Plus encore qu’Abschied II écrit au moment du décès subit du père de Jarrell. Sa conclusion repose sur la voix de Johan Leysen.

Ecriture vocale non liturgique

Après qu’il a raconté l’histoire d’un jeune Varsovien, Juliek, jouant encore du violon dans un camp de la mort alors qu’il est proche de l’agonie. Ici, Jarrell a choisi de ne pas faire entendre cet instrument. En renonçant à une tentation facile, illustrée - au dix-neuvième siècle - par Smetana au fil de son opéra Dalibor, le violon étant le symbole des opprimés qu’ils soient juifs ou tziganes. Notre compositeur helvétique donne donc raison - entre autres - à Adorno ; ce dernier affirmait que l’art était mort avec Treblinka ou Sobibor. Pendant que d’autres penseurs déclaraient - pour les mêmes raisons - la non-existence de Dieu. D’où l’écriture vocale non liturgique de cette partition nécessitant une trentaine d’instrumentistes. Jarrell a constitué des rubans sonores d’une grande variété, ressemblant à d’innombrables visages. Différents les uns des autres. Mais soudés par le malheur. Tout en étant déformés par le souvenir de ces épreuves atroces. On retrouve, en l’occurrence, le fondement de ... denn alles muss in Nichts zerfallen : l’idée de l’œuvre vint à Jarrell après la lecture du témoignage d’un rescapé - Abraham P. - enregistré par le Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies de l’université de Yale. Ce texte est désormais intégré à l’œuvre, également intitulée Mémoires II par référence à Mémoires I de 1996. Un seul regret : les instruments et le chœur couvrent parfois la voix du récitant, pourtant sonorisée. Ce phénomène nuit à la puissance expressive et évocatrice du texte.

Gil Shaham et Itamar Golan au Théâtre de la Ville

Quelques heures avant cette audition parisienne au substrat évidemment bien différent de celui du Requiem élaboré par Renaud Gagneux voici deux décennies, Gil Shaham et Itamar Golan régalaient le public du Théâtre de la Ville par l’audition de la Première sonate pour violon et piano opus 80 de Prokofiev. Une œuvre ardue et dense écrite entre 1938 et 1945. L’époque terrible du nazisme et de sa machine à tuer. Eu égard aux origines familiales de ces deux virtuoses, il est heureux de constater que la vie l’ait emporté sur la mort. Mais cette remarque a - évidemment - ses limites. Autant que le War Requiem de Britten ou que la longue prière de Messiaen intitulée Et exspecto resurrectionem mortuorum.

Ensemble Intercontemporain, direction : Pascal Rophé - Chœur Accentus. Récitant : Johan Leysen, Cité de la Musique à Paris - Samedi 1er octobre 2005

Légende photo : Michael Jarrell

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Philippe Olivier

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