Don Chischiotte ad ardere à Ravenne (Italie)

Cervantès brûlé et recréé

Don Chischiotte ad ardere à Ravenne (Italie)

A Ravenne, les spectacles du Teatro delle albe commencent souvent dans la rue. On foule la chaussée avec les comédiens ou l’on patiente devant un porche. Après le triptyque autour de Dante achevé l’an dernier, la première partie du cycle Don Chischiotte, que cette troupe italienne crée dans le cadre du festival de Ravenne, voit sa scène initiale se dérouler via Roma. Groupés sur le trottoir, les spectateurs lèvent la tête et aperçoivent sur le balcon d’un palais la magicienne en robe noire Hermanita. D’une voix mélodique et moqueuse de pythie, elle proclame à peu près que tout va mal mais invite le public à entrer dans son domaine enchanté. Le magicien Marcus, son smoking noir surmonté d’une branche aux feuilles vertes qui le surplombe à la manière d’un dais, ouvre grand la porte. Chacun peut pénétrer dans le palazzo Malagola. Les enchantements promis, que l’on découvre en petits groupes répartis sur les étages, sont des enchantements inversés : corps de mannequins brisés, vies quotidiennes figées dans leur triste banalité, soldats à terre, carcasses de viande… La vie, les mots qui chantent ou qui débattent, le jeu, la musique, la danse apportent aussitôt une autre respiration dans le jardin où une troupe d’une centaine de personnes font jaillir le spectacle devant un parterre de cinq cents places.
Les deux meneurs de jeu, les cicérones de la soirée, Ermanna Montanari et Marco Martinelli qui incarnent Hermanita et Marcus, font partie des personnalités les plus intéressantes du théâtre européen. Ils ont travaillé dans différents pays, beaucoup en Italie (bien sûr), mais aussi dans diverses contrées africaines, aux Etats-Unis, dans les principales capitales d’Europe, peu en France. Chez nous, on les a redécouverts avec la parution du livre de Marco Martinelli, Aristophane dans les banlieues (Actes Sud Papiers, 2020). Martinelli y développe ses principes de la « non-école », c’est-à-dire sa manière de travailler avec des jeunes en dehors du rigorisme scolaire et de réinventer les classiques avec eux. Il peut aller jusqu’à diriger deux cents jeunes acteurs improvisés dans des spectacles où domine l’écriture d’un grand auteur (Aristophane, Dante, Maïakovski, Molière…) et où se combinent le style de Martinelli lui-même et les ajouts de tous les participants. A présent, le terreau, c’est Cervantès dont Martinelli détourne le cours de Don Quichotte, en renversant l’ordre chronologique, et en intégrant un débat contemporain qui passe par les questions des armes nucléaires et de la guerre en Ukraine. On entend même le nom de Macron prononcé Macronne !
"Ardere" comme "brûler"
L’entreprise ne triche pas avec les participants, jeunes ou moins jeunes, non professionnels, présentés sur le programme comme « citadins de la ville de Ravenne ». Si les spectateurs sont considérés dans la pièce comme des « errants », un peu à la façon de Don Quichotte, le chevalier errant, les amateurs apparaissent en deux groupes parallèles : le peuple où chacun est vêtu de blanc, les prisonniers aux habits sombres. Tous ont des revendications, dans une sorte de chahut ordonné. La danse qu’exécute le premier groupe est d’un charme comique irrésistible. L’action et la pensée se nouent autour des utopies du « chevalier à la triste figure » et, tout à coup, l’on sort de la geste de Cervantès pour se demander quels ouvrages « brûler » - comme dit le titre, « ardere ». Il ne s’agit pas d’incendier les livres avec qui l’on est en désaccord, comme l’ont fait les autodafés de triste mémoire à travers l’Histoire, mais de se débarrasser des livres qui ont changé la vie mais sans lesquels il faut vivre désormais. C’est ainsi qu’on jette au sol (pas au feu, en fait) Dostoïevski, Hessel, Brecht et même Dante – en son temps, l’auteur de La Divine Comédie était venu vivre à Ravenne, chassé de sa ville de Florence, et son simple et beau tombeau est à quelques centaines de mètres de la scène. Ce moment de mise en cause devient vertigineux : quelles grandes œuvres ou pensées résistent à une telle mise à sac ? Marcus et Hermania réapparaissent pour que se prolonge et prenne un tour nouveau cette disputatio sur la culture à brûler ou à garder en flammes vives.
L’implication joyeuse et rigoureuse des comédiens citoyens donne à Don Chisciotte ad ardere une coloration que n’a aucun autre spectacle. Les professionnels qui jouent les rôles centraux viennent aussi de cette matrice. Ils ont étudié le jeu à l’école du Teatro delle albe. Ce sont, surtout, Alessandro Argnani, Roberto Magnani, Laura Redaelli, Marco Saccomandi, Fagio qui se chargent de figures aussi fortes que Don Quichotte, Sancho Panza, Dulcinée ou même l’homme-qui-ressemble-à-Orson Welles (jolie invention de Martinelli !) et s’imposent avec une énergie poignante. Ermanna Montanari et Marco Martinelli, eux, ont toujours l’air de sortir de l’Antiquité avec un naturel prodigieux. Le rock livre également sa partition, non pas en rupture, mais dans une même fièvre, à travers le chant très pur de Serena Abrami et les musiciens du groupe Leda. Une nouvelle fois, le Teatro dell’albe propose une forme nouvelle sous-tendue par un dialogue avec la société, un objet dramatique original qui semble nécessaire à notre époque. Marco Martinelli l’adapte en se montrant à présent un peu moins fidèle au mythe et à son inventeur, en prenant un peu à rebrousse-poil l’auteur qu’il met en scène. Sa façon d’aimer et de servir le grand Cervantès est celle d’un chevalier qui ne prend pas les ailes des moulins à vent pour des géants ; elle distingue les folies douces et les folies graves et – superbe idée – vise à faire de nous tous, acteurs, spectateurs, des Don Quichotte allumés mais lucides.

Don Chischiotte ad ardere d’après Cervantes
ideazione, direzione artistica e regia Marco Martinelli e Ermanna Montanari
in scena Ermanna Montanari, Marco Martinelli, Alessandro Argnani, Roberto Magnani, Laura Redaelli, Marco Saccomandi, Fagio e le cittadine e i cittadini della Chiamata Pubblica
guide Cinzia Baccinelli, Alice Billò, Vittoria Nicita, Marco Sciotto, Anna-Lou Toudjian


musiche Leda commissione di Ravenna Festival
Serena Abrami voce/synth
Enrico Vitali chitarre
Fabrizio Baioni e Paolo Baioni batteria/impulsi e segnali metallici
Giorgio Baioni basso
sound design Marco Olivieri
spazio scenico Ludovica Diomedi, Elisa Gelmi, Matilde Grossi
disegno dal vivo Stefano Ricci
costumi Federica Famà, Flavia Ruggeri
disegno luci Luca Pagliano, Marcello Maggiori
direzione tecnica Luca Pagliano, Alessandro Pippo Bonoli e Fagio
tecnici luci Luca Pagliano, Marcello Maggiori
tecnico audio Fagio
realizzazione scene e allestimento squadra tecnica del Teatro delle Albe/Ravenna Teatro Alessandro Pippo Bonoli, Paolo Baldini, Fabio Ceroni, Fagio, Enrico Isola, Marcello Maggiori, Luca Pagliano, Lorenzo Parisi e con Antonio Barbadoro, Matteo Gambi Danilo Maniscalco, Francesco Orefice
sartoria Agorà, A.N.G.E.L.O.
responsabili produzione Silvia Pagliano, Serena Cenerelli
organizzazione e promozione Teatro delle Albe/Ravenna Teatro Gabriella Birardi Mazzone, Federica Ferruzzi, Veronica Gennari, Marcella Nonni, Maria Chiara Parmiani, Roberta Staffa, Francesca Venturi e con Sophia Cocozza, Gaia Dirani, Francesca Pupilli, Veronica Sandroni, Melania Bonacquisto, Chiara Maroncelli, Stefania Nanni, Monica Randi, Carlo De Leonardo, Sara Maioli, William Rossano
grafica Stefano Ricci
cura incontri tra teatro e cinema Rosalba Ruggeri
coproduzione Teatro delle Albe/Ravenna Teatro e
Ravenna Festival/Teatro Alighieri
con il contributo del MiC Progetti Speciali

Ravenna Festival : Don Chisciotte ad ardere au Palazzo Malagola jusqu’au 16 juillet. ravennafestival.org

Photo Marco Caselli Nirmal

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter depuis un quart...

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