Du 31 janvier au 9 février 2024 à Berthier/ Odéon Théâtre de l’Europe.

Rohtko de Anka Herbut par Lukasz Twarkowski.

Le dévoiement de l’art par sa marchandisation.

Rohtko de Anka Herbut par Lukasz Twarkowski.

Un livreur Deliveroo s’éloigne d’un fast-food chinois installé sur le plateau et avance vers la salle, en direction du public auquel il s’adresse, expliquant cet échange inédit, la mati !ère même du théâtre. Il dit jouer le rôle d’un acteur, une expérience de théâtre, un vivre ensemble à ressentir.

« Il n’y a pas de différence entre l’art et la vie quotidienne qui vit et respire, mais entre l’art et une oeuvre d’art qui n’est pas vivante et ne respire pas en dehors de son cadre, de son institution et de son piédestal. L’art est partout, s’expose au public, est mis en scène dans les théâtres. Les oeuvres d’art sont exposées dans les musées, sur le marché libre, pour être vendues. »

Une réflexion sur le monde de l’art, sur l’idée de l’original et de la copie, et comme l’écrit le philosophe coréen Byung-Chui Han dans Shanzhai : Deconstruction in Chinese : en Occident, quand on restaure des monuments, les traces anciennes sont mises en valeur, telles des reliques, alors que l’Extrême-Orient ne connaît pas le culte de l’original, versé dans la technique de préservation, plus efficace que la conservation ou la restauration : une reproduction continue qui abolit la différence entre l’original et la réplique ; l’original est préservé par le biais des copies.

En 2004, un tableau de Mark Rohtko, « Untitled », 1956, est vendu par une célèbre galerie d’art new-yorkaise à un couple de collectionneurs à plus de huit millions de dollars. Sept ans plus tard, il s’avère que c’est un faux, peint par Pei-Shen Qian, artiste chinois, prof de maths dans le Queens.

L’Art et la Banque - même spéculation - par quelques fortunés en mal de placements financiers.

Soit un scandale de contrefaçon d’envergure aux Etats-Unis à partir duquel le metteur en scène polonais Łukasz Twarkowski, collaborateur de Krystian Lupa, imagine un spectacle total, depuis les années 1960, à l’âge d’or du célèbre peintre américain, une traversée des dernières années de sa vie avant son suicide en 1970, pour arriver aux formes récentes d’art digital et de « crypto-art ».

La mise en scène fouillée est spectaculaire, créée avec des acteurs polonais, lettons et chinois investis, via les arts visuels, la vidéo, mettant sur la sellette la marchandisation de l’art contemporain et le mythe de l’authenticité. Qui décide d’une valeur : artistes, galeristes, experts, influenceurs, le marché ? L’original l’emporte sur la copie. Pour quelle raison, sinon l’affairisme ?

De plus, la hiérarchie occidentale entre création et imitation est ébranlée par la réalité virtuelle.

Le spectacle Rohtko écrit par Anka Herbut, est grandiose et hybride, entre théâtre, cinéma, arts visuels, vidéo et danse, une traversée sensorielle incisive, selon le voeu du concepteur - couleurs rougeoyantes fluo, images enveloppantes et tournoiements, silences d’intériorité préservée et fureur musicale. Les changements de décor offrent des perspectives contournant l’installation scénique, pour en apprécier, telle une oeuvre d’art, les divers points de vue, et une tournette active le manège.

Avec pour noyau central, un fast-food et un restaurant chinois, structure autour de laquelle sont adjoints - miracle des techniciens de plateau - des structures attenantes, l’intérieur du même café et restaurant vu de l’extérieur grâce aux vitres, ou bien de l’intérieur-même, fréquenté par des habitués du marché de l’art, galeristes, curateurs, artistes, debout ou attablés, filmés et incarnés.

On passe des années 1954 à 2002, de 1968 à 2024, etc…, le jeu sur le temps est aussi kaléidoscopique que celui sur l’espace : le spectateur est sollicité pour apprécier et évaluer les figures scéniques proposées, les comportements récurrents de personnages quotidiens insolites.
Acteur sans-abri vivant dans un parc new-yorkais, directrice hébétée de la fameuse galerie d’art, commissionnaires, acheteurs, conseillers et jeune journaliste dépêché, souriant, moqueur et accusateur, discutant avec un jeune curateur averti que le cynisme du marché de l’art offusque.

Rohtko est là aussi, agacé et en colère, qui déverse avec force son rejet amer du marché de l’art, auprès de son épouse Mell. Une artiste est présente qui monnaye ses performances, de son côté.

Exposition, vernissage, le public explore la fiction savamment élaborée, tonitruante et fébrile, entre images projetées et incarnations scéniques avec lesquelles joue le regard mobile du spectateur qui va de cour à jardin jusqu’au lointain, explorant les entre-deux du visible et de l’invisible.

Un spectacle-performance, techniquement efficace, qui s’attaque à une admiration discutable pour les grandes collections capitalistes et au dévoiement de l’art.

Rohtko, texte et dramaturgie de Anka Herbut, mise en scène de Łukasz Twarkowski, en letton, anglais et chinois, sur-titré en français. scénographie Fabien Lédé, vidéo Jakub Lech, chorégraphie Pawel Sakowicz, musique Lubomir Grzelak, costumes Svenja Gassen, lumière Eugenijus Sabaliauskas, cameramen Arturs Gruzdins, Jonatans Goba. Avec Juris Bartkevics, Kaspars Dumburs, Erika Eglija-Gravele, Yan Huang, Andrzej Jakubczyk, Rezija Kalnipa‚ Katarzyna Osipuk, Arturs Skrastina, Martins Upenieks, Vita Varpina‚ Toms Velicko, Xiaochen Wang. Du 31 janvier au 9 février 2024 à L’Odéon - Théâtre de l’Europe - Ateliers Berthier - 75017 Paris. Tournée 2024, les 8, 9 et 10 mars 2024, Onassis Stegi (Athènes).
Crédit photo : Arturs Pavlov.

A propos de l'auteur
Véronique Hotte

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook