Du 9 au 27 janvier 2024 au Théâtre 14.

Personne de Gwenaëlle Aubry par Elisabeth Chailloux.

Le regard éclairé d’une fille sur un père irréductible aux normes admises.

Personne de Gwenaëlle Aubry par Elisabeth Chailloux.

Personne, désaveu de Quelqu’un, glisse vers la négation : « il n’y a personne, ni quiconque, ni quelqu’un », de la présence à l’absence, du réel au fictif, de « quelqu’un » à « nulle personne ».

Vingt-cinq siècles après l’Odyssée, l’épopée légendaire du monde grec ancien, où Ulysse se fait prénommer Personne face au Cyclope, pour sa survie, Fernando Pessoa dont le patronyme signifie en portugais « Personne » joue de l’ambiguïté entre s’appeler « personne », être « une personne » et « n’être personne ».( Dictionnaire culturel de la langue française, Le Robert.)

Je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas, le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit. Je ne suis personne, personne. Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d’un être qui n’a pas su m’achever. (Fernando Pessoa, Le Livre de l’Intranquillité de Bernardo Soares.)

De Homère jusqu’à Pessoa, le temps révèle que ce qui n’était qu’une ruse pour échapper à la vengeance du destin n’est qu’une fuite, une volonté de se dessaisir de la détermination de l’individu - l’ambiguïté existentielle entre les notions d’individualité, de personne, de personnalité.

Pour l’auteure Gwenaëlle Aubry, le personnage qu’elle traque tendrement, entre sentiment affectif et raisonnement distancié - le personnage d’un père fragile placé sous son regard filial - justesse et rigueur -, se révèle insaisissable, fuyant d’abord l’identification, quelle qu’elle soit,

« Un père bi-polaire. un homme avec autant de visages, autant de masques qu’il y a de lettres de l’alphabet. Et derrière les masques, les pelures à la Peer Gynt, un vide vertigineux, pas de noyau : Personne, écrit la conceptrice avisée Elisabeth Chailloux, à propos de ce père « anti-héroïque ».

De A comme Artaud à Z comme Zelig en passant par B comme J. Bond, S comme SDF, Personne est le portrait poignant d’un homme étranger au monde et à soi. L’abécédaire balise le roman, intégrant l’autobiographie fragmentaire du père avant sa mort, Le mouton noir mélancolique.

Le regard filial est facétieux, composé de références contemporaines, entre Dustin Hoffman et Jean-Pierre Léaud, l’Antoine Doinel de Baisers volés ou de Domicile conjugal de François Truffaut, qui donnent à voir la jeunesse émouvante d’un couple dans les années 1960/1970.

« Jeunes mariés en 68, ils ont tout raté, ma mère tricotait en rêvant des écharpes pleines de trous pour les enfants qu’elle n’attendait pas encore, quant à lui, il ne trouvait pas son rôle, flic ou voyou, maitre ou rebelle, il hésitait, il avait vingt-deux ans mais il enseignait à Nanterre, il n’a rien vu venir, mais alors rien du tout, quand les événements ont commencé, il s’est baladé en spectateur, à Assas, à la Sorbonne, au Panthéon… » ( Personne de Gwenaëlle Aubry.)

Et le père écrit : « Fuir, fuir un cours de maîtrise… marcher dans le flot des voitures de Saint-Germain-des-Près jusqu’à l’Arc de triomphe, plonger en pleine nuit dans une rivière polluée, marcher, marcher, marcher encore dans la nuit sans papiers ni argent jusqu’aux ghettos des environs de la Ville, et me retrouver au petit jour dans un foyer africain, puis ramené avec bonté par des chauffeurs de taxi jusqu’à la « maison du père », avec un grand sourire et un vœu de bonne nuit, des dents très blanches éclairant ma nuit. (Il n’y a pas de SPA pour les chiens- hommes perdus sans collier...il y a le cachot, ou l’Hôpital psychiatrique de la Police ».( Le Mouton noir mélancolique). Et Personne reprend pertinemment cet extrait pour la lette S comme SDF.

Seule sur scène, Sarah Karbasnikoff incarne les deux textes - filial et paternel -, les deux voix, un visage au défilé des masques pour définir ce père bi-polaire qui abritaiti une multitude de soi. Le théâtre d’ombres évoque ce mouton noir mélancolique, tire cet impossible portrait tenté par lui-même et repris et porté par sa fille pour différer sa mort, un cliché absent, au moi volatilisé.

L’interprète, sobre et intense, preuve scénique vivante de son être-là au monde, accomplit les gestes quotidiens attendus, se souvient de la mémoire fragmentaire de la narratrice-autrice, porte successivement les masque invisibles et relayés du personnage conté, enfile la veste, le pantalon du père, et se penche délicatement sur la dépouille énigmatique du gisant reposant dans la mort.

Belle approche théâtrale de ce qui ne peut se réduire aux normes admises du conformisme social.

Personne, texte de Gwenaëlle Aubry, adaptation Sarah Karbasnikoff, en collaboration avec
Elisabeth Chailloux, mise en scène Elisabeth Chailloux en collaboration avec Sarah Karbasnikoff. Avec Sarah Karbasnikoff. Collaboration artistique Thierry Thieû Niang, scénographie Aurélie Thomas, lumières Olivier Oudiou, son Madame Miniature, costumes Dominique Rocher, video Michaël Dusautoy. Du 9 au 27 janvier 2024, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h / samedi à 16h, au Théâtre 14 20, avenue Marc Sangnier 75014 Paris. Tél : 01.45.45.49.77, theatre14.fr, billetterie@theatre14.fr, theatredelaville-paris.com /01 42 74 22 77. En partenariat avec le Théâtre de la Ville Paris.

Crédit photo : Nadège Le Lezec.

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Véronique Hotte

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