Les Contes fantastiques de Juliette Dillon à l’amphithéâtre de la Cité de la musique

Juliette Dillon l’hoffmannienne

Jean-Frédéric Neuburger fait renaître des pages fulgurantes composées par une musicienne morte à trente ans du choléra.

Juliette Dillon l'hoffmannienne

DANS LE CADRE DE SON FESTIVAL ANNUEL, le Palazzetto Bru Zane a choisi de ressusciter une compositrice qui mérite plus que notre attention : notre enthousiasme. Il s’agit de Juliette Godillon dite Juliette G. Dillon ou, plus simplement, Juliette Dillon. Née en 1823 à Orléans, titulaire de la tribune d’orgue de la cathédrale de Meaux en 1844, elle s’impose dans les salons parisiens par ses improvisations, ses compositions et son art de la virtuosité. Journaliste, elle collabore au Moniteur parisien puis fonde deux revues : L’Avenir musical et Le Progrès musical. La maladie malheureusement la guette, et elle meurt du choléra en 1854.

Si l’on met à part quelques pages vocales, l’essentiel de son œuvre réside en un double recueil intitulé Dix Contes fantastiques de Hoffmann traduits pour piano. Publiés en 1847 et 1848, ces deux ensembles de cinq pièces chacun furent créés par Juliette Dillon elle-même, le 17 mars 1853, au Bazar Bonne-Nouvelle de Paris, bâtiment construit en 1838 qui combinait magasins, restaurants, théâtres, etc., brûla plusieurs fois et ne fut pas reconstruit après l’incendie qui le dévasta en 1930 définitivement.

Opéras imaginaires

On est stupéfait à l’écoute de ces dix poèmes pour piano seul. Par l’inspiration foisonnante de Juliette Dillon, d’abord, par son imagination sonore, par son refus du pittoresque ou du descriptif, par la liberté avec laquelle elle traite la forme. Hormis une ou deux pages qui suivent un schéma préétabli (thème et variations, par exemple), la plupart des Contes fantastiques se glissent dans des formes rhapsodiques, nombre d’entre eux évoquant des paraphrases d’opéra alla Liszt. Il s’agit bien sûr d’opéras imaginaires (Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach ne furent créés qu’en 1881), et l’on est plutôt ici devant un ensemble d’évocations poétiques servies par une écriture pianistique très exigeante ; l’expression « traduits pour piano » prend alors toute sa saveur.

« Je n’ai accepté les traits et difficultés, dont les exécutants triomphent si vite aujourd’hui, qu’autant qu’ils me paraissaient propres à compléter un effet ; je les ai fuis dans tous les autres cas » : ces propos de Juliette Dillon laissent rêveur, tant ses Contes fantastiques sollicitent l’interprète, ici un Jean-Frédéric Neuburger magistral de concentration, de précision, d’allant. On mesure l’effort physique que requiert pareille interprétation, on goûte d’autant plus la manière dont le pianiste souligne les nuances et fait siennes les incessantes ruptures de rythme et de dynamique dont est tissée la musique.

L’imprévu comme un art

L’une de ces pièces (Le Reflet perdu) est dédiée à Berlioz qui, étonnamment, ne cite pas une fois le nom de Juliette Dillon, ni dans sa correspondance, ni dans ses feuilletons. Et c’est précisément un mot qu’utilise Berlioz pour qualifier sa propre musique, le mot « imprévu », qui vient à l’esprit à l’écoute de celle de Juliette Dillon. Dès le premier Conte (Le Violon de Crémone), on est surpris par les humeurs qui se télescopent et l’ampleur du propos : tout commence avec frénésie, avant qu’une section lente s’anime peu à peu, aboutisse à une espèce de scherzo qui précède une nouvelle section lente, de caractère funèbre. Tout se termine par un éclat très bref. C’est là l’une des caractéristiques de ces pièces : au moment où l’on attend une coda dans les règles, hop ! la musique se dérobe, on passe à autre chose, et la vraie coda intervient bien plus tard, soudaine, abrupte, sans réplique possible.

Juliette Dillon aime les valses, qu’elle perturbe parfois par des marches (Coppelius l’alchimiste), imagine dans La Porte murée un épisode pour la main gauche seule, redoutable rythmiquement ; surtout, elle cultive avec allégresse le rythme de la tarentelle, cette danse rapide qu’on exécute quand on est piqué par la tarentule et qu’on est prêt à basculer dans la folie. Humeurs changeantes et folie : Hoffmann est bien là, tout entier.

On n’a plus qu’un souhait : que Jean-Frédéric Neuburger enregistre ces dix pages somptueuses, dont on s’attristerait si elles devaient de nouveau disparaître après pareille résurrection.

Illustration : Juliette Dillon lithographiée par Charles Bour (dr)

Juliette Dillon : Dix Contes fantastiques de Hoffmann traduits pour piano : Le Violon de Crémone, Le Mystère de la maison déserte, Coppelius l’alchimiste, Annunziata, Le Choix d’une fiancée, Les maîtres chanteurs, La Porte murée, Berthold le fou, Le Reflet perdu, Le Tonnelier de Nuremberg. Jean-Frédéric Neuburger, piano. Amphithéâtre de la Cité de la musique, 3 juin 2024.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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