la Cerisaie de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou

Nostalgie de la Russie au Japon

la Cerisaie de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou

La Cerisaie est une belle histoire tchékhovienne emblématique, celle d’une famille de l’aristocratie en déliquescence : la mère, Lioubov, et sa fille, Anya, reviennent d’un voyage de trois années en Europe, à Paris, forcées à ce retour par un état défaillant de leurs finances et leurs dettes. Elles retrouvent leur demeure et Varia, la fille adoptée, qui gère la maison avec rigueur et économie.

Elles éprouvent un bonheur mélancolique à retrouver leurs proches, la demeure et la cerisaie dont il faudra bien se séparer envers et contre tout, pour pouvoir subvenir aux besoins essentiels. Tel est le lieu symbolique d’une mémoire attachée à un monde ancien étiolé - le souvenir d’une Russie, ses aristocrates et nombre de ses serfs dont les plus âgés gardent des images d’enfance.

Lopakhine, le moujik, transfuge de classe, descendant d’une famille asservie au domaine, veut aider, en homme d’affaires, Lioubov et son frère âgé désinvolte. Des solutions réalistes pertinentes leur sont proposées que ceux-ci réfutent comme vulgaires, « économiques et commerciales » contrevenant à leurs valeurs épurées de noblesse, d’épanchement vers la Nature, la beauté des paysages et le cycle des saisons - magnifiques cerisiers blancs en fleurs de printemps - : ils sont enfermés dans leur monde et ne cernent pas les bouleversements sociaux en gestation et à venir.

Pourtant, Trofimov - Aurélien Estager qui passe subitement du français à une langue japonaise maîtrisée -, l’éternel étudiant incapable de se prendre en mains et d’agir avec maturité et réalisme, donne un état des lieux et des consciences particulièrement bien analysé dans l’ironie, pré-révolutionnaire et amoureux de la fille de Lioubov, qu’il courtise et à laquelle il confie ses projets.
Tous vivent, crispés dans un monde mythique au romantisme défunt, perdus dans leurs songes esthétisants.

Et c’est bien ce que la scénographie de Daniel Jeanneteau met en lumière et en relief dans la mise en scène de La Cerisaie co-signe avec le vidéaste Mammar Benranou, créée en 2021 au SPAC - Shizuoka Performing Arts Center (Japon), en coproduction avec la Fondation du Japon.

Dans une mise en scène à la Régy - bel hommage de Jeanneteau à son maître - aux pas précautionneux, délicats et comptés des personnages - acteurs japonais et français, langues mêlées et japonais traduit - sur le plateau surélevé et sa double-fosse du lointain et de l’avant-scène, La Cerisaie s’anime théâtralement, tandis que les nuages passent sur un immense écran.

Ces gros nuages défilent sur un ciel bleu ou plus sombre, le vol d’un oiseau griffant te temps à autre la surface céleste. Haruyo Hayama est une Lioubov magnifique et lumineuse, sensible, attentionnée, et si elle est à l’écoute d’elle-même, elle sait aussi accueillir les confidences.

Les autres actrices japonaises qui l’entourent - Sayaka Watanabe pour Anya et Miyuki Yamamoto pour la domestique Douniacha - sont effervescentes, amusées, désinvoltes et heureuses de vivre.
Les acteurs japonais masculins sont plus grotesques, personnages comiques caricaturaux dans le texte, aux habits colorés cocasses et pleins d’humour : Kazunori Abe pour Gaev, le frère de Lioubov, Yuya Daidomumon pour le jeune valet Yacha, Yukio Kato pour le comptable Epikhodov, Katsuhiko Konagaya pour le propriétaire en difficulté, Pichtchik. Et la scène du Passant qu’incarne Yoneji Ouchi fait immanquablement penser à la scène du Pauvre dans Dom Juan de Molière.

Quant aux interprètes français, ils battent harmonieusement la petite musique de leur partition intime, dégageant la délicatesse d’une présence intense et d’une écoute grave - retrait en soi, intériorité préservée et sentiment existentiel. Philippe Smith pour Lopakhine, Solène Arbel pour Varia, Stéphanie Béghain pour le vieux valet Firs, en alternance, avec Axel Bogousslavsky et Nathalie Kousnetzoff pour la gouvernante illusionniste : des traces de paix, calme et volupté.

Un bel exercice formel, une atmosphère dont la quiétude et l’in-tranquillité se partagent la scène.

La Cerisaie , texte d’Anton Tchekhov, traductions André Markowicz et Françoise Morvan pour le texte français, Noriko Adachi pour le texte japonais, conception et mise en scène Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, scénographie Daniel Jeanneteau, lumière Juliette Besançon, son Isabelle Surel, vidéo Mammar Benranou, composition musicale Hiroko Tanakawa, costumes Yumiko Komai. Du 10 au 20 novembre 2022, lundi, jeudi, vendredi 20h, samedi 18h, dimanche 16h, relâche mardi et mercredi, au T2G Théâtre de Gennevilliers -CDN- 41, avenue des Grésillons 92230 - Gennevilliers www.theatredegennevilliers.fr Tél : 01 41 32 26 10. Du 8 au 14 décembre 2022, au Théâtre des 13 Vents - CDN de Montpellier.
Crédit photo : Jean-Louis Fernandez

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Véronique Hotte

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