Until the Lions, foisonnant et vibratoire

À l’Opéra national du Rhin, Thierry Pécou signe une adaptation lyrique de l’épopée du Mahabharata.

Until the Lions, foisonnant et vibratoire

SAISIR CE QUI, dans une création lyrique, fait mouche ou laisse au contraire l’auditeur dans l’interrogation est toujours délicat. Il s’agirait au fond de distinguer ce qui relève du projet des artistes créateurs, de celui des interprètes (chef d’orchestre, metteur en scène et chorégraphe) et ce qu’il en résulte dans l’esprit ou l’imaginaire de tel ou tel « acteur » du public, y compris le critique. Car, oui, l’écoute et la vision (leur apparente passivité) ne mettent pas en jeu la simple disponibilité attentive à ce qui se joue dans la fosse et sur scène, mais bien l’action conjuguée d’un ensemble de références, d’un imaginaire particulier et des attentes d’un individu aux oreilles dotées d’une histoire, comme tout un chacun. Prolégomènes peut-être utiles pour justifier la position toujours hasardeuse d’un article critique et poser en principe le scrupule d’avoir à évaluer ce qui, par nature, ne peut se plier à une échelle de valeur.

Venons-en à mon expérience de la découverte d’Until the Lions de Thierry Pécou à l’Opéra national du Rhin. Lisant les textes très fournis qui accompagnent la production, dans la réalisation éditoriale toujours excellente de cette maison, c’est la timidité qui fait d’abord son apparition : va-t-on comprendre suffisamment les éléments nourrissant les cinq pages du synopsis pour savourer et apprécier dans toute sa force le spectacle qui va suivre ? Non, de toute évidence, car cette intrigue inspirée d’une épopée immense aux enjeux multiples qu’est le Mahabharata, n’est pas saisissable en peu de mots et encore moins en tant de mots. Et la conjugaison, dans ce synopsis, de notions conceptuelles (« l’ordre, comme fondement de la continuité de l’univers », « la subjectivité de tous les récits », etc.) et d’épisodes successifs d’une action guerrière et amoureuse n’est pas la moindre des difficultés pour saisir de quoi il retourne exactement dans cette légende et dans l’opéra qui s’en inspire. Mais le rideau se lève et c’est une autre histoire qui commence.

Corps armés, corps gracieux
L’auteur du livret, Karthika Naïr, a fait un choix bienvenu dans cette foisonnante source poétique, en se concentrant sur les amours de Bishma et d’Amba, élaborant un texte d’une puissante poésie, rythmé par une injonction fondatrice : « Listen ! » (« Écoutez ! »), qui revient régulièrement, comme pour indiquer à l’auditeur la hauteur qu’il lui faut prendre vis-à-vis de cette légende magistrale et forte, tout en l’incitant à s’y plonger sans réserves… C’est peut-être dans cette position particulière du texte, que l’on peut saisir quelques-uns des éléments qui rendent problématique l’investissement du spectateur. Comme si la splendeur alliée à l’autorité ne pouvaient que produire de l’emphase.

Et c’est malheureusement ce qui, pour moi, a caractérisé d’abord le spectacle : la chorégraphie de Shobana Jeyasingh, pourtant remarquable dans l’élégance de sa conception, portée par l’excellence des danseurs et danseuses, confirme cet ancrage dans la convention la plus spectaculaire, si l’on peut dire. La dualité, pourtant fertile (pensons à Monteverdi) du combat guerrier et du conflit amoureux, semble ici déployée dans sa figuration la plus attendue : corps armé du masculin, corps gracieux du féminin, passage de l’un à l’autre si contrasté que toute possibilité de subtilité y est d’emblée annulée – même si le combat amoureux entre hommes et femmes y est splendidement chorégraphié.

Ouverture au rêve
Le décor conçu par Merle Hensel propose un espace qui m’a semblé plus fin : avec l’axe diagonal de son niveau surélevé, figurant une sorte d’écran, périodiquement fermé par un volet de bois, bien plus intéressant qu’une vidéo effective (outil maintes fois vu et revu, ici fort heureusement évité !), puisque les personnages qui y apparaissent sont bien réels et chantent depuis cette rampe en hauteur. Deux chevaux, de dos, suspendus à l’un des murs du décor, pourraient évoquer l’étal d’un boucher et la violence qui s’y attache. Mais leur beauté et le caractère irréel de leur position – sont-ils, plutôt que suspendus, prêts à s’envoler, sabots déjà au-dessus du sol… ? – forme ouverture au rêve, bien mieux que ne pourraient le faire des éléments de décor moins énigmatiques.

La partition orchestrale de Thierry Pécou, riche en percussions, forme un monde en soi, travaillant et répétant certaines harmonies (intervalles de seconde, frottements parfois un peu systématiques, selon moi) comme pour susciter l’idée du chaos ou du conflit. Il m’a semblé que ce fondement instrumental peinait à trouver sa propre caractérisation, au profit d’un emmêlement constant avec l’écriture vocale, qui en affaiblissait la puissance. Ainsi, ce sont plutôt les aspects « vibratoires » de la partition orchestrale qui suscitent l’intérêt, mais cette esthétique particulière ne favorise peut-être pas une claire définition de la forme, ni a fortiori un dialogue effectif avec les voix. S’agirait-il plutôt d’une démarche de fusion entre texte et musique ? C’est en tout cas ainsi que sonne cet opéra, ce qui ne facilite pas la tâche à Marie Jacquot à la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, aux prises avec une écriture d’une nature double : magma organisé pour la partie orchestrale et succession de séquences sur le mode de la profération pour les voix. Du côté des solistes, on est émerveillé par les qualités théâtrales et lyriques des deux protagonistes : Cody Quattlebaum et Noa Frankel, dans les rôles très exigeants de Bhishma et Amba, ainsi que par la présence intense de Fiona Tong, dans le rôle de Satyavati. L’excellent Chœur de l’Opéra national du Rhin fait merveille dans les nombreuses scènes polyphoniques.

Photo : Klara Beck

Thierry Pécou : Until the Lions, sur un livret de Karthika Naïr. Cody Quattlebaum (Bhishma), Noa Frenkel (Amba), Fiona Tong (Satyavati), Mirella Hagen et Anaïs Yvoz (Femmes témoins de la guerre), Marie Jacquot (direction musicale), Shobana Jeyasingh (mise en scène et chorégraphie), Merle Hensel (décors et costumes), Orchestre symphonique de Mulhouse, Choeur de l’Opéra national du Rhin. Strasbourg, 27 septembre 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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