Une fabrique de personnages de Paul Emond
Un émule singulier de Tchekhov et Pirandello
Initialement romancier, Emond indique d’emblée que, bien qu’écrivant pour le théâtre, il s’est toujours préoccupé d’écriture tout en étant conscient que son « texte ne sera pas lu mais entendu ». Les mots prennent vie dès que des comédiens s’en emparent. Pour lui, une véritable mise en scène est une des interprétations potentielles d’un texte. Et, contrairement à certains, tel Samuel Beckett, qui n’admettent aucun changement ni à leurs dialogues ni à leurs didascalies, il prend plaisir à parfois découvrir grâce au regard d’un metteur en scène l’une ou l’autre facette d’un personnage qu’il n’avait pas lui-même perçue.
Avoir la parole
Ses créatures, il les considère comme « verbophages » car, puisqu’elles sont un peu paumées, « tout ce qui leur reste c’est le langage, le masque et la vérité du langage ». Elles sont là afin de nous donner l’illusion qu’elles existent vraiment durant le temps d’une représentation. Leur texte doit de toute façon laisser place à une certaine ambiguïté, au fait de ce que décidera le metteur en scène, comment l’interprète s’en emparera par le corps et la voix : « Il faudra apprendre à ne pas tout dire, à suggérer plutôt qu’à affirmer, à créer des silences ».
Il convient que les personnages soient voués à une sorte de destin. Que ce qu’ils disent révèle, sans nécessairement expliquer, ce qu’ils ont vécu tout en les amenant vers ce qu’ils seront censés vivre. C’est une expérience qu’Emond a vécue en adaptant des textes romanesques.
Plus question de décrire des lieux, de décortiquer des actions. La parole est la matière qui doit primer tandis que le corps des interprètes agit. Ainsi, parmi d’autres, Charles Bovary, lors d’une mise en scène où tous les comédiens demeuraient sur le plateau durant toute la pièce, était témoin de l’adultère de sa femme en tant qu’acteur mais pas en tant qu’époux joué par cet acteur. Le spectateur en salle, comme un lecteur en train de lire l’histoire romanesque, sait que le mari est trompé, mais ici il devient en même temps une sorte de témoin direct en train de percevoir, inscrite dans l’intrigue, une destinée potentielle ouverte vers plusieurs épilogues.
Adapter sans trahir
Une adaptation est toujours une commande. Elle répond donc déjà à un projet de mise en scène de quelqu’un(e). Exemple flagrant : l’adaptation du « Château » de Kafka dont le rôle principal serait joué par un comédien noir. Ensuite, nécessité d’élagage compte tenu de la complexité du roman originel. Enfin, contrainte ultime, intégrer que la troupe jouerait masquée. Bien sûr, le résultat sera une sorte de simplification de la composition initiale. Sans doute est-ce aussi que cette transposition scénique servira à transmettre à une partie du public l’envie de découvrir l’œuvre en sa version complète. Adapter est alors une façon d’être un passeur culturel.
S’il est bien des individus bavards, ce sont ceux des seuls-en-scène. Emond en a inventé une dizaine qui s’apparentent, écrit-il, à des plaidoiries, à une « parlerie boursouflée ». Il s’agit pour chacun de prendre parole. Dans Moi, Jean Joseph Charlier, héros de la révolution belge, le héros donne son point de vue sur un événement qui a mené le pays à son indépendance. Il dénonce des incohérences et s’en prend à un gradé qu’il juge incompétent, en arrive à sa pension de retraite qu’il n’a toujours pas touchée. Sans être vraiment un rôle de comédie, il touche à la fois à des problèmes d’organisation, à des rancœurs personnelles, à un vécu personnel.
Avec Lettres d’amour de Pirandello à Marta Abba, la parole n’est pas confidence au public mais s’adresse à un absent. Faute de véritable évolution d’une relation, il a fallu miser sur les alternances d’exaltation et de dépression du vieil amoureux qui s’efforce de convaincre sa protégée qu’il est encore susceptible de séduire.
Tête à tête fut d’abord un roman. La narration par une femme de tous les griefs qu’elle a accumulés contre son mari demi-inconscient sur un lit soit d’hôpital, soit le sien propre. Plusieurs mises en scène ont donné des tonalités différentes au contenu initial. Dans l’une, une sorte de bilan inventaire en forme de réquisitoire. Dans une autre, une espèce de délire exutoire aboutissant à l’étouffement du trompeur sous un oreiller.
Mon chat s’appelle Odilon est prétexte au règlement de ses comptes par une femme quelque peu névrosée avec ceux qui avaient partagé un moment de sa vie. Seul à Waterloo, seul à Sainte-Hélène concernait évidemment Napoléon. Moby Dick fut un défi un peu fou qui connut deux versions, l’une avec Achab le chasseur de baleine et l’autre une succession de personnes.
Loin d’Antigone a repris la tragédie racontée par un membre de la famille en compagnie d’un musicien et se déroulait comme une cérémonie funèbre avant de se clôturer par une danse en l’honneur de Dyonisos avec les spectateurs. Enfin, l’adaptation de son roman La danse du fumiste, archétype même de ses individus voués à la parole pour survivre ; l’acteur Gilles-Vincent Kapps commençait parmi les spectateurs avant d’aller sur scène jouer son double.
Adapté l’Odyssée d’Homère ne fut pas mince affaire, on s’en doute. Il y en eut d’autres comme Don Quichotte ou le Ferdydurke de Gombrovicz, La tempête de Shakespeare, un Miroirs de Fernando Pessoa ou un Borges et moi. Il y eut encore collaboration avec le théâtre itinérant des ‘Baladins du Miroir’ qui véhiculèrent un peu partout Tristan et Yseut et Le producteur de bonheur de Vladimir Minac. Parfois adapter fut éliminé au profit d’une véritable création telle que Dracula toujours vivant. Et parmi d’autres aventures au départ improbables, un L’écume des jours de Vian en comédie musicale avec… trois interprètes.
Grelotter en guise d’intermède.
En guise d’intermède, digression inattendue, voire incongrue, Emond consacre un chapitre anecdotique en référence à une phrase de Proust : « Souvent, j’ai eu froid au théâtre ». Dans les années 80, période riche en créations pour le théâtre francophone belge, des lieux transformés en théâtre sont en mal d’équipement. Résultat sur plateau comme en salle, atmosphère frigidaire. C’est l’occasion pour l’auteur de dresser un inventaire non exhaustif de pièces dont l’action se passe en hiver ou dont l’intrigue amène les personnages en des pays à climat frileux.
Il sollicitera sa mémoire de spectateur pour rappeler entre autres : Sur la grand-route de Tchekhov monté par Gruber ; Fin de partie de Beckett installé dans un endroit inondé par Delval ; la création de L’homme qui avait le soleil dans sa poche au Varia où on distribuait des couvertures aux spectateurs ; sa pièce radiophonique Grand froid ; son adaptation du Paysage avec un homme nu dans la neige de Lambersy ; le rôle grelottant de Tefler dans ses Pupilles du tigre ; la mise en scène de La conquête du pôle Sud par Van Kessel ; le partenaire incarné par Mastroianni dans le film La grande bouffe mort gelé dans sa bagnole ; la première pièce de son confrère Piemme Neige en décembre… S’ajoutera à cette liste un rappel de la présence de la neige dans plusieurs pièces du théâtre de Paul Willems.
Accorder sa confiance à l’écriture
Comme Paul Emond le résume, sa manière de travailler commence par « quelques mots tracés presque au hasard et sans idées préconçues ». Un interlocuteur commence à parler au sujet de la guigne qu’il porte, puis un second lui fait une proposition. Peu à peu, c’est ce qu’ils disent qui influence la suite et finalement détermine les rencontres, les sorties et parfois le ou les lieux où se passera l’action. Bien sûr, cela ne va pas sans « des accidents de parcours, des remises en question, des bouleversements inattendus ».
Cette façon de procéder a influencé l’ensemble de sa production. Lorsqu’il commença à mettre en présence une femme et son mari allongé sur un lit, une troisième protagoniste s’est infiltrée se présentant comme la femme des rêves de l’homme. Ce qui provoque un « brusque glissement de l’espace du réel à l’espace d’un rêve ». L’onirique s’infiltra donc de Caprices d’images à Les pupilles du tigre puis dans Il ya des anges qui volent sur le lac.
Avec le recul, l’écrivain se rend compte également qu’il y a dans une majorité de ses pièces un individu artiste peintre au talent moyen, ne peignant jamais dans la nature car « Un peintre d’atelier ne peint que d’après son rêve. » Il constate aussi qu’il arrive que ceux qui jouent sur scène évoquent des invisibles ; c’est flagrant dans Les îles flottantes où les trois rôles scéniques sont complétés par trois absents dont on parle mais qu’on ne voit jamais alors que leur existence pèse sur ce qui se dit et se passe devant un public.
Paul Emond s’interroge enfin au sujet de l’essence de deux arts : théâtre et peinture. Le premier se révèle petit à petit au fil des paroles prononcées par les actrices et les acteurs. La seconde donne à voir d’un seul coup d’œil un ensemble complètement construit. Peut-être qu’il garde en lui cette sorte d’impuissance comme une forme d’obsession. Mais il accepte volontiers que ce soient les scénographes qui, grâce à leur travail sur l’espace de jeu, ont la tâche de révéler aux gens installés dans une salle de spectacle, une image globale de ce qu’aura été la pièce avant que ne tombe le rideau.
Bibliographie : Paul Emond, Une fabrique de personnages, Académie royale de Langue et de Littérature française, Bruxelles, 266 p (20€)
Éditions Lansman : Inaccessibles amours – Malaga – Le Marchand de Venise (1995) ; Les Bacchantes (1997) ; Caprices d’images – A l’ombre du vent – Le Royal (1998) ; Grincements et autres bruits – Quatuor – Une forme du bonheur (1999) ; Seul à Wareloo, seul à Sainte-Hélène (2000) ; Moby Dick (2001) ; Contes de l’errance (en collab.) (2002 -2004) ; Les Îles flottantes (2005) ; Le sourire du diable – Histoire de l’homme (2007) ; Il y a des anges qui dansent sur le lac (2009) ; Nous sommes tous des K. (2013) ; Histoire de l’homme 2 (2018) ; Maintenant ou jamais (2019) ; Don Quichotte avant la nuit (2021)