Seasons à La Cité Bleue Genève

Une création de cinéma-théâtre musical de haute volée

Trois voix magiques transportent Purcell en Kabylie et Bizet dans le monde du silence...

Une création de cinéma-théâtre musical de haute volée

POURSUIVANT LE DÉPLOIEMENT DE SPECTACLES mêlant les arts, la Cité Bleue Genève, sous la houlette de son directeur artistique, le claveciniste et chef d’orchestre argentin Leonardo García-Alarcón, présentait pour quatre soirées, à la fin octobre, un spectacle de grand intérêt, dont la conception et la mise en scène étaient confiées à Fabrice Murgia. Les deux artistes avaient déjà collaboré avec succès pour la production scénique d’une œuvre de Luigi Rossi, Il palazzo incantato. « Après Le Palais enchanté, déclare Fabrice Murgia, Leonardo et son équipe m’ont proposé de travailler sur un nouveau spectacle. Et là, j’avais carte blanche. C’est absolument incroyable que des musiciens et un ensemble de ce calibre viennent vers vous et vous disent : qu’est-ce que tu as envie de raconter ? Et je me suis dit : fais un film ! Ça fait des années que j’ai envie de faire un film, mais je voulais que ce film transperce l’écran, qu’il soit vivant, qu’il soit opératique. La demande originelle était que je puisse travailler avec ce théâtre en construction, la Cité Bleue [...]. La musique allait chercher ce qui m’intéressait dans le théâtre, c’est-à-dire parler au ventre du spectateur avant de parler à sa raison. »

Une cité cosmopolite et une multitude de solitudes

La Cité Bleue Genève jouxte la Cité Universitaire, « cet endroit très cosmopolite, dit encore Fabrice Murgia, où des gens viennent. Ils sont au tournant de la vie et ce qu’on voit ici, ça raconte vraiment le spectacle : ces petites cases les unes à côté des autres. Et on peut se dire qu’à chaque dix centimètres d’écart, à chaque paroi, il y a des existences tout à fait différentes, qui parfois se croisent, parfois ne se croisent pas. » Et pour éclairer la substance de ce projet devenu spectacle, c’est Leonardo García-Alarcón qui lui répond : « C’est la solitude d’une Cité Universitaire, dans ces chambres et la vie intime des personnages qui les habitent, et tout cela transcrit par la musique, et dans une narration qui puisse aller au-delà d’un simple conte, d’une simple histoire... »

À partir d’une trame assez simple : la présence dans un même immeuble de trois solitudes, Fabrice Murgia explore les vies de ces trois personnages, avant l’effondrement de l’immeuble. « Nous entendons, dit encore le metteur en scène, créer un ballet d’images dansant au rythme de la musique. » C’est donc sur scène que se racontent les différentes histoires individuelles, en musique mais pas toujours, tandis qu’à l’écran sont présentés « un espace étrange, une réalité parallèle ».

Mondes sonores

« On dit que la musique arrive quand on n’a plus de mots, dit Leonardo García-Alarcón. Je pense que dans ce spectacle, on va ressentir aussi le contraire. C’est-à-dire que les mots vont arriver à un moment où la musique ne trouve plus un chemin. Explorer des styles de musiques qui se rencontrent très rarement dans la vie réelle – les lieux de l’opéra, les lieux du théâtre, les lieux de la pop, les bars, un café, la musique qu’on peut chanter entre amis, la musique des mamans, la musique pour la colère, pour la détresse, pour la solitude... qui, dans chaque civilisation ,sont exprimées de façon différente, on aimerait, dans notre spectacle, pouvoir les rassembler. Que les différents langages puissent coexister, que les différentes époques puissent parler en même temps. »

Trois chanteurs forment la trame du spectacle, d’origine extrêmement différente : Mariana Flores, Arezki Aït-Hamou et TK Russell Kadima. La première est de culture classique et baroque, même si ses goûts la portent aussi vers d’autres musiques, le deuxième se définit ainsi : « Ce qui parle le plus de moi, ce sont mes origines kabyles et mon attrait pour la culture hip-hop. Je suis artiste du plateau, amoureux de la scène depuis mon enfance. J’ai grandi en cultivant plusieurs arts que sont le chant, la danse hip-hop, la comédie et le piano. C’est amusant de voir à quel point il y a des questions réponses qui se font et des réflexes qui semblent évidents dans notre rencontre musicale, alors qu’on ne fait pas du tout les mêmes choses, mais vraiment pas ! On vient de cultures qui ne sont pas les mêmes du tout, mais comme la musique a décidé d’être ce langage international qui réunit les cœurs, eh bien comme d’habitude, ça marche ! » Le troisième est un chanteur, auteur, compositeur et interprète très brillant et qui rencontre un grand succès dans le monde. Son art couvre de nombreux genres, dont la pop, le funk, le disco et l’afrobeat.

En réalité, le récit que déploie le film réalisé par Fabrice Murgia (trois personnages en quête de bonheur, trois solitudes particulières : Mariana vient de quitter un amant qui lui faisait du mal, Arezki sort de prison et TK s’enferme dans le monde virtuel pour échapper à la réalité) est le cadre dramatique à partir duquel se dessine peu à peu, grâce au mélange des musiques, un univers opératique d’un genre très particulier et très convaincant, où le baroque rencontre la musique kabyle, la soul le quatuor à cordes, Les Pêcheurs de perles, les Beatles, Haendel, Piazzolla – pour le meilleur.

Fusion ou crossover ?

L’idée de métissage culturel, si galvaudée dans les discours de politique culturelle, se voit ici mise en œuvre, non pas de façon militante, ce qui plomberait irrémédiablement le spectacle, mais de façon subtile et profondément émotionnelle. Sans entrer dans tous les détails d’un spectacle court mais dense de très beaux moments, citons par exemple ce moment où Arezki Aït-Hamou, avec son visage d’ange et sa voix magnifique, se fait l’écho de l’air de la mort de Didon dans le Didon et Enée de Purcell, pour entonner une mélopée kabyle fondée sur les mêmes degrés et la même mélodie, pour en modifier peu à peu les ornements et l’harmonie et la transformer en une chanson venue d’un monde ancestral qui n’est plus le temps de l’Angleterre baroque, mais celui de la Kabylie... Poignant ! Ou encore ce moment où retentit, dans la plus intense mélancolie, l’air « Je crois entendre encore » des Pêcheurs de perles de Bizet et où l’on voit à l’écran, le texte traduit en langue des signes, donnant au spectateur l’impression que dans ces gestes énigmatiques (pour qui ne connait pas la langue des signes) se trouverait l’essence même de la beauté de la musique... Il y a là des visions d’une très grande inspiration et d’une parfaite beauté. Nous y avons trouvé surtout une sincérité et une profondeur de ton, hors même l’excellence des trois chanteurs sur scène, qui emportent l’adhésion.

Quatuor à cordes, piano, guitare, théorbe et percussions : cette partition d’un genre nouveau est un ensemble d’arrangements réalisés par Quito Gato, comparse régulier de la Capella Mediterranea, bien connu pour son talent de luthiste et de guitariste mais qui règne ici également en directeur musical de la soirée. Ses arrangements pour quatuor à cordes de chansons ou d’airs baroques (puisque le programme musical va des Beatles à ABBA, en passant par Piazzolla, Rihanna ou les Black Eyed Peas puis en repassant par Bizet, Haendel ou Barbara
Strozzi...) est une très grande réussite et les musiciennes qui composent ce quatuor, placé sur scène comme tous les autres musiciens, jubilent visiblement à développer pour nous tous les méandres d’une partition de haute volée. Un excellent pianiste, Jacopo Raffaele, complète cet ensemble, qui dit également le beau texte lyrique composé par Fabrice Murgia, qui émaille l’action et l’enchainement des chansons. Magnifique !

Photo : François de Maleissye (dr)

Seasons. Mariana Flores, Arezki Aït-Hamou et Russel Kadima Tk, chanteurs ; Quito Gato, guitares, percussions et arrangements ; Jacopo Raffaele, piano. Fabrice Murgia, mise en scène et texte. Capella Mediterranea. Cité Bleue Genève, 25 octobre 2024.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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