Salomé au Grand Théâtre de Genève
Le pur et l’impur
Kornél Mundruczó explore les méandres les plus obscurs du désir dans une relecture à l’américaine du chef-d’œuvre de Strauss.
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- 3 février
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DANS TOUTE NOUVELLE LECTURE d’un opéra du grand répertoire par un metteur en scène d’aujourd’hui, les cartes sont rebattues : ce qui semblait la thématique de premier plan peut se voir relégué à l’arrière-plan au profit d’enjeux inattendus, comme pour interroger (dans le meilleur des cas, et ce fut celui de ce spectacle genevois) les évidences premières ou (dans le pire des cas) métamorphoser l’original en un objet nouveau et en faire ainsi le lieu de tous les dangers. Axes, perspectives, points de vue, angles : ce sont après tout des outils que manipule avec profit un réalisateur de cinéma. On ne s’étonne donc pas que le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó, dont on a pu voir plusieurs mises en scène d’opéra, avant cette nouvelle production de Salomé au Grand Théâtre de Genève, se livre avec délectation à ce jeu.
Entre néons et cocktails
Pas de Judée, ni de palmiers, ni de mer à l’arrière-plan, mais la lumière des néons et les banquettes glacées d’un bar de luxe, au sommet d’un grand hôtel américain. Entourée d’interchangeables barmaids hypersexuées et d’hommes d’affaires, Salomé, en adolescente désœuvrée, le casque vissé sur les oreilles, erre entre ennui et frustration indéterminée, consciente de sa féminité mais encore inconsciente du pouvoir qu’elle lui donne... Jusqu’à l’apparition d’une espèce masculine inconnue dans son milieu, hirsute, débraillé, sweat-shirt à capuche d’une propreté douteuse – bref la représentation de la pauvreté dans ce monde hyperargenté : Jochanaan, le prophète, le pur et l’incorruptible, dont on entend les premières phrases venues non pas de la citerne où il est enfermé dans le livret original, mais... de l’ascenseur où deux vigiles ont l’œil sur lui. Au point de vue purement visuel, on croit comprendre, du moins dans les premières scènes, que le metteur en scène glisse là un premier indice. C’est de grand capital, de corruption et de son lien étroit avec une sexualité débridée qu’il s’agit – Hérode apparaîtra d’ailleurs un peu plus tard en avatar de Donald Trump (était-il utile d’aller jusque-là ?).
L’homme misérable sera ainsi identifié à l’homme pur de toute sexualité, celui qui semble haïr la féminité en ce qu’elle représente d’impureté mais aussi de puissance financière. Jusque-là on s’ennuie un peu, on s’agace aussi, tant sont nombreux les ingrédients visuels « antipathiques » : froideur de la lumière, du décor, aspect un peu « tête à claques » de l’adolescente Salomé, crudité des couleurs, laideur des vêtements de Jochanaan. La musique de Strauss semble surtout ne pouvoir se satisfaire de ce fossé (cet abîme pour le spectateur et auditeur) entre la sensualité de l’écriture orchestrale (et la splendeur des lignes vocales imaginées par le compositeur, en particulier pour le personnage de Jochanaan) et l’élégance très conventionnelle de ce bar d’hôtel. Quant à Gábor Bretz dans le rôle du prophète, à la voix pourtant fascinante de profondeur et de beauté, on le sent emprunté dans ces anti-atours, cet uniforme prolétaire plutôt caricatural.
Violence du désir
Étrangement, c’est à partir de l’entrée d’Hérode, excellemment interprété par le ténor John Daszak, dans une vulgarité théâtralement très travaillée, que l’intérêt s’éveille. Comme si le lien se reformait entre le personnage tel que conçu par Oscar Wilde et Strauss et son interprète, même dans cette vision hypermoderne proposée par le metteur en scène. La soprano Olesya Golovneva donne également toute sa mesure à partir du milieu de l’opéra, meilleure dans son dialogue avec Hérode qu’elle ne l’était dans les monologues croisés qui l’opposaient à Jochanaan dans la première partie. Comme dans la mise en scène de Lydia Steier présentée récemment à l’Opéra national de Paris, c’est un viol effectif qui forme l’aboutissement de la Danse des sept voiles, ici dans l’ascenseur. Idée assez ingénieuse que de faire de cette cabine le lieu commun à l’enfermement du prophète et au viol de celle qui le désire. On saisira d’ailleurs dans la scène finale, extraordinaire sur le plan visuel, toute l’ampleur de cette idée d’un espace partagé entre Salomé et Jochanaan, qui est celui de la violence du désir : d’une certaine manière ce que donne à entendre la mise en scène, c’est que dans la perspective de Salomé, la pureté du prophète, sa chasteté sont aussi des formes paradoxales du désir et de la violence. Et que cette violence est à contenir et à enfermer.
Mais surtout, l’apparition sur scène, après la décapitation de Jochanaan, d’une immense tête coupée, horizontalement placée sur le plateau et d’où sortent, par les oreilles, les narines, les yeux, la bouche, des formes vermiculaires qui sont autant de femmes lascives et nues, ouvre tout un champ d’interprétations et de fantasmes. Les pensées lubriques que le prophète contenait de son vivant, lui sortent littéralement de la tête, après sa mort. Et la conjonction hyper morbide du vers de terre et de la femme nue dit, mieux que ne pourraient le faire de longs discours, toute la charge morale posée sur la sexualité et la menace de mort et de décomposition qu’elle porte.
En revanche, la représentation de Salomé elle-même, dès la danse des sept voiles, et des femmes-danseuses qui sortent de la tête de Jochanaan en « Femen » (féministes nues ornant leur torse de slogans, ici « Stop it » pour « stop au viol », croit-on comprendre), me semble compliquer le propos inutilement. L’image est forte et la signification clairement féministe, mais le personnage de Salomé, tel que l’a conçu Oscar Wilde, est bien autre chose qu’une femme victime de la violence masculine : d’une certaine manière, c’est bien parce qu’elle obtient ce qu’elle souhaite (la tête de Jochanaan sur un plateau d’argent) qu’elle va contre la bienséance féminine de l’époque. Pas uniquement parce qu’elle est meurtrière (et d’un genre plutôt nauséabond, puisque elle va jusqu’à baiser la bouche de cet homme décapité), mais parce qu’elle viole, au fond, l’homme qu’elle désire. Wilde fait d’elle, en ce sens, le double féminin d’une masculinité dévastatrice. Vision nettement plus subtile que celle d’une simple victime... Et si la musique de Strauss relaie de façon si géniale toute cette ambivalence, il est dommage, à mon sens, de la réduire à une dimension militante, même si tout à l’honneur du metteur en scène. D’autant que l’orchestre de la Suisse romande, sous la direction très inspirée de Jukka-Pekka Saraste, fait merveille, tant dans l’accompagnement tout en finesse des voix que dans l’ampleur symphonique extraordinaire qu’a voulue Strauss dans des moments choisis.
Photo : Magali Dougados
Richard Strauss : Salomé. Avec Olesya Golovneva (Salomé), Gábor Bretz (Jochanaan), John Daszak (Hérode), Tanja Ariane Baumgartner (Hérodias), Matthew Newlin (Narraboth). Mise en scène : Kornél Mundruczó, scénographie et costumes : Monika Korpa. Orchestre de la Suisse romande, direction : Jukka-Pekka Saraste. Grand Théâtre de Genève, 22 février 2025.