Salomé à feu et à sang

À l’Opéra Bastille, un peu moins de sang sur la scène et un peu plus de poésie dans l’orchestre rendraient mieux justice à la prestation d’Elza van den Heever.

Salomé à feu et à sang

APRÈS ELEKTRA AU PRINTEMPS dernier, l’Opéra Bastille propose l’autre opéra féroce de Richard Strauss. On sait en effet qu’après deux essais peu concluants (Guntram et Feuersnot), Strauss frappa un grand coup par deux fois avec Salomé (1905) puis Elektra, partitions d’une sauvage concision ; après quoi, à partir du Chevalier à la rose, il entreprit des opéras plus aimables, jusqu’à l’ultime Capriccio, réflexion sur le genre même de l’opéra.

L’enjeu de Salomé est simple : la tête de Iokanaan (saint Jean-Baptiste), retenu prisonnier par Hérode, que la jeune princesse Salomé réclame à ce dernier après avoir dansé devant lui. D’abord épouvanté, Hérode finit par céder. Si l’on excepte le suicide de Narraboth, amoureux de Salomé, il n’y a qu’un cadavre dans l’ouvrage entier. Or, dès la première scène, la nouvelle mise en scène de Lydia Steier nous montre une série de corps ensanglantés sortis d’une orgie, enveloppés dans des draps et jetés dans une fosse commune : la tête exigée par Salomé perd dès lors beaucoup de sa charge de scandale. Plus tard, au moment de la Danse des sept voiles, la mise en scène ne prend pas le risque de la chorégraphie : Salomé, d’abord immobile, se laisse un peu déshabiller par Hérode avant de prendre l’initiative puis d’être victime d’une sorte de viol collectif assez confus, d’où elle sort couverte de sang ; ce qui nous vaut la projection du visage géant de l’héroïne, figure obligée de la plupart des mises en scène d’aujourd’hui. Dans la grande scène finale, l’arrivée de la tête de Iokanaan dans un sac plastique, qu’embrasse un double de Salomé, cependant que l’héroïne étreint Iokanaan vivant (il s’agit sans doute de la représentation du désir frustré de la jeune fille), disperse l’attention alors que toute l’énergie du spectacle devrait tendre vers ce baiser interdit attendu depuis le début de l’opéra.

Il y a dans le spectacle, d’une manière générale, une espèce de facilité dans la violence. Le programme de salle nous dit plaisamment qu’il s’agit de pointer « les dérives de la société néo-libérale » (ah bon ?), mais présenter une orgie comme le comble de l’abomination est un point de vue puritain, qui est aussi celui de Iokanaan, et en l’occurrence détourne de l’essentiel, même si le spectacle en soi est bien réglé et ses éclairages soignés. Des costumes composites, avec quelques combinaisons antiatomiques et bien sûr des soldats armés de kalachnikovs, ajoutent à la profusion de ce qui est donné à voir : celui d’Hérodias, avec une perruque mi-punk, mi-Marie-Antoinette, et des faux seins munis de piercings, est particulièrement réussi.

Des personnages renouvelés

Vocalement, la palme revient à John Daszak, qui renouvelle le rôle d’Hérode et, grâce à une projection conquérante et un timbre tranchant, fait du roi veule un souverain frétillant, survolté. Iain Paterson, en revanche, n’a pas cette noirceur dans la voix ni ce style hiératique qui en feraient un Iokanaan implacable dans ses imprécations. Hérodias, c’est la grande Karita Mattila, qui fut Salomé il y a près de vingt ans sur cette même scène. Les petits rôles sont bien distribués, à commencer par le Narraboth candide de Tansel Akzeybek.

Elza van den Heever renouvelle aussi en partie son personnage. Avec ses godillots noirs et l’allure impassible que lui donne la mise en scène, elle n’a plus rien d’une princesse capricieuse mais tout d’une figure grave qui traverse les événements avec une indifférence glacée. Son chant est capable de la plus extrême douceur (ah, la lumière avec laquelle elle chante, au début de l’opéra « in den Mond zu sehn », [voir la lune] !), et c’est sans cri, sans aigus arrachés, on aurait presque envie de dire : avec une force tranquille, qu’elle tient tête à l’orchestre. Celui-ci est très beau par la qualité de ses timbres individuels (on remarque évidemment le contrebasson, et les notes de la contrebasse solo, pendant que Salomé attend la tête de Iokanaan, sont réellement angoissantes), mais la direction de Simone Young est plus efficace que poétique. On aimerait entendre scintiller les joyaux d’Hérode, on ne perçoit que les robustes fondations de son palais.

Illustration : Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Iokanaan). Photo Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Richard Strauss : Salomé. Elza van den Heever (Salomé), Iain Paterson (Iokanaan), John Daszak (Hérode), Karita Mattila (Hérodias), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (le Page), Matthäus Schmidlechner, Éric Huchet, Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić (cinq Juifs), Luke Stoker, Yiorgos Ioannou (deux Nazaréens), Dominic Barberi, Bastian Thomas Kohl (deux Soldats), Alejandro Baliñas Vieites (un Cappadocéen), Marion Grange (un Esclave). Lydia Steier (mise en scène), Momme Hinrichs (décors et vidéo), Andy Besuch (costumes), Olaf Freese (lumières) ; Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Simone Young. Opéra Bastille, 18 octobre 2022.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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