Sacre, sacré, sacrifice

Cent ans après sa création, Le Sacre du printemps rutile au Théâtre des Champs-Élysées dans une double chorégraphie de Nijinski et de Sasha Waltz.

Sacre, sacré, sacrifice

Le Théâtre des Champs-Élysées a ouvert ses portes il y a cent ans avec une série de représentations de Benvenuto Cellini de Berlioz, mais c’est la création du Sacre du printemps, le 29 mai 1913, laquelle eut lieu avec la clameur que l’on sait, qui a marqué l’histoire naissante du théâtre. C’est pourquoi jusqu’au 21 juin, à l’occasion des nombreux spectacles qui marquent le premier siècle du lieu, une série de rendez-vous permettent de retrouver la partition de Stravinsky, tour à tour chorégraphiée, animée, transposée, etc.

Pour inaugurer ce cycle de Sacres, l’orchestre et le ballet du théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg donnaient, les 29, 30 et 31 mai, trois représentations – quatre en réalité, l’afflux du public étant tel qu’une quatrième représentation, le 31 dans l’après-midi, fut ajoutée au calendrier. Quatre représentations, c’est-à-dire huit fois Le Sacre, le ballet de Stravinsky étant présenté dans deux chorégraphies faites pour se succéder au cours de la même représentation : celle de 1913 signée Nijinski, et une version donnée en création française due à Sasha Waltz.*

Le temps qui passe et le temps qui se fige

C’est la chorégraphie de Nijinski, précisément, autant sinon plus que la musique de Stravinsky, qui suscita le tumulte en 1913. Et de fait, après huit représentations (cinq à Paris puis trois à Londres), elle disparut du répertoire des Ballets russes et ne ressuscita que soixante-dix ans plus tard, grâce aux efforts de la chorégraphe Milicent Hodson et de l’historien Kenneth Archer (le Théâtre des Champs-Élysées la présenta une première fois en 1990). C’est à cette reconstitution luxueuse et minutieuse que nous avons eu affaire, de nouveau, ce qui nous permet de poser les questions que suscite pareille initiative : à l’inverse d’une partition musicale, une chorégraphie est-elle faite pour durer ? peut-on la comparer à une mise en scène ou a-t-elle au contraire son autonomie ? est-elle une seconde œuvre ajoutée à l’œuvre musicale, ou fait-elle partie, au même titre que le travail des musiciens dans la fosse, de l’interprétation de la partition ? la danse est-elle un art de l’éphémère ou un art patrimonial ? quel est le sens des expressions « pastiche » ou « reconstitution à l’identique » quand elles sont appliquées aux arts de la scène ? etc.

Un siècle a passé, certes, mais la nouvelle chorégraphie de Sasha Waltz, malgré ses étreintes et ses convulsions, est le produit de son époque. Le talent de la chorégraphe n’est pas en cause. Sasha Waltz nous avait déjà offert il y a quelques années, à l’Opéra Bastille, un Roméo et Juliette de Berlioz sous la direction musicale de Valery Gergiev : spectacle bancal car la symphonie dramatique de Berlioz, qui contient elle-même son argument, est rétive à tout traitement scénique ; mais beau spectacle malgré tout, car Sasha Waltz a le sens du rythme et du mouvement.

Son Sacre du printemps nous le prouve à nouveau, emporté par un splendide élan qui donne à voir la société, l’individu, le rituel, le bouc émissaire. Mais il nous le prouve comme le fait un propos de notre temps. Serait-elle scandaleuse (mais comment pourrait-elle l’être ?), cette chorégraphie restera toujours un objet abouti, léché, habité, bien éclairé, là où celle de Nijinski a quelque chose de profondément dépaysant qui ne correspond à rien de commun. Les pointes sont brisées, les genoux à l’intérieur, les bras désarticulés, tout n’est que sautillements, tressautements, mais dans des costumes somptueusement colorés, qui évoquent autant une Russie païenne idéale qu’une espèce de paysage des steppes ou un univers amérindien fantasmé. On ne sait ni où l’on est, ni à quelle époque (en 1913 ? en 2013 ? il y a mille ans ?), on se trouve devant une aventure, un prototype, un peu comme s’il nous était donné de boire un délicieux champagne (Sasha Waltz) après avoir avalé un vieux rhum au parfum rugueux dont l’unique bouteille eût été retrouvée au fond d’une épave (Nijinski).

Les scandales ne sont plus ce qu’ils étaient

Au fait, et le scandale ? sans tomber dans la nostalgie obligatoire, on rêve devant le tumulte suscité par l’œuvre et ses interprètes. On imagine les invectives, le chef Pierre Monteux n’entendant plus ses musiciens jouer, Nijinski affolé, Diaghilev (l’impresario des Ballets russes) se frottant les mains, et Stravinsky dans son coin, fier de son coup.

Cent ans plus tard, Valery Gergiev dirige un Sacre d’une sauvagerie raffinée, plein de stridences voluptueuses et de coups de poing comme des caresses, et la salle lui fait un accueil chaleureux, de même qu’elle fait un accueil également chaleureux à chacune des deux chorégraphies. Mais de cris alternant avec des bravos, de bons mots succédant à des insultes, point. Plus personne ne songerait à se battre pour défendre l’honneur d’une œuvre d’art. La plupart des spectateurs écoutent et regardent avec attention, quelques uns allument leur portable car ils sont incapables d’être là où ils sont, tout le monde applaudit. On imagine mal une ferveur ou une fièvre ou une colère collective, ou une rixe entre deux camps opposés.

Les scandales, aujourd’hui, ont des principes beaucoup plus sordides, les enjeux ne sont plus les mêmes, la bourgeoisie éclairée (on ose à peine évoquer l’aristocratie) laisse s’effilocher la distinction au profit de la sous-culture de consommation courante (mais s’il y a foule au Théâtre des Champs-Élysées, c’est que tout n’est pas perdu !), le sens des mots lui-même a changé : le « classique » n’a-t-il pas été récemment expulsé de la « musique » ?

photos : chorégraphies du Sacre du printemps de 1913 reconstituée (dr) et de 2013 selon Sasha Waltz (photo Vincent Pontet).

* Ce qui n’a pas empêché Valery Gergiev et les forces de son Mariiinsky de donner Benvenuto Cellini le 1er juin dans le cadre, également, de l’anniversaire du théâtre.

Stravinsky : Le Sacre du printemps. Chorégraphies : Vaslav Nijinski (1913), Sasha Waltz (2013). Ballet et orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, dir. Valery Gergiev (nous avons assisté à la séance du 31 mai à 20h). Prochains Sacres du printemps au Théâtre des Champs-Élysées : du 4 au 7 juin (chorégraphie de Pina Bausch mais musique enregistrée), les 10 juin (dir. Esa-Pekka Salonen), 12 juin (à quatre mains avec Itamar Golan et Natsuko Inoué), 13 juin (dir. Daniele Gatti, avec des dessins animés de Sagar) et 21 juin (dir. Yannick Nézet-Séguin).

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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