Grand théâtre de Genève jusqu’au 27 juin 2013
Rusalka d’Antonín Dvořák
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- 18 juin 2013
- Critiques
- Opéra & Classique
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Parce que le Léman et l’opéra Rusalka sont tous deux traversés par l’eau douce, il était écrit qu’ils devaient s’unir au Grand Théâtre de Genève. Après un patient délai (plus d’un siècle), c’est chose faite.
Depuis 1810, le récit Ondine de l’écrivain allemand Friedrich de la Motte-Fouqué est un des rocs du romantisme : il rassemble d’antiques et médiévales croyances. Ses avatars allaient être nombreux, notamment de L’or du Rhin (le début) de Wagner jusqu’à la pièce Ondine (1939) de Giraudoux. En son fondement, ce récit constate et chante deux mondes infranchissables, entre les humains qui vivent sur la croûte terrestre et les habitants des ondes aqueuses (quoique anthropomorphisés, ils sont dépourvus d’âme). Quiconque, mû par le désir, passe de l’un à l’autre monde mourra ; et, au-delà du couple ainsi sacrifié, seront souillées à jamais les deux Natures et les sociétés qui les peuplent.
Dans son opéra écrit en 1900, Antonín Dvořák chante la passion létale qui lie son ondine à un prince. Il l’enrichit d’un pacte bien singulier pour un ouvrage chanté : pour se métamorphoser en humaine, Rusalka accepte de devenir muette. Un autre obstacle fondamental empêchera les deux amoureux de s’unir : parce que leurs températures corporelles diffèrent, Rusalka, chez les humains, grelottera de froid à jamais.
Pour sombre qu’elle soit, cette impossible union n’est pas uniment mélancolique ni vouée à ces seules romances dont Dvořák fut le maître : la traverse un irrésistible sentiment de la nature. Non pas un charmant tableau rural, mais une Nature surpuissante, lyrique et immanente ; le(s) dieu(x) habitent chaque minuscule élément végétal, minéral, animal et météorologique. L’orchestration est chatoyante, exalte le plein-air et repousse les murs des salles de spectacles. Quant à l’élégiaque écriture vocale, elle grouille d’une tension entre un (presque) sentimentalisme individuel et une adresse au cosmos. De menues maladresses dramaturgiques (Dvořák ne fut jamais un « theâtreux » né) n’égratignent même pas les puissants charmes de ce bel ouvrage.
Dans le sillage d’un Christoph Marthaler (Wozzeck de Berg à l’Opéra de Paris, en 2008), le tandem de metteurs-en-scène (Jessie Wieler et Sergio Morabito) a tenté une gageure : rendre perceptible et incandescente une Nature à proportion de la violence avec laquelle elle est expulsée. Ici, la réussite n’est pas au rendez-vous. La tournette virtuose n’y change rien ; tout est donné d’emblée. Manquent cruellement ces métamorphoses qui révèleraient les bouleversants et omniprésents plis et replis mélancoliques dont Rusalka regorge. Se contentant de dénoncer notre monde consumériste qui salit la nature, cette production le conforte : démonstrative en son décor (un riche, laid et anonyme salon), appuyée en sa caractérisation des rôles, et signalétique en sa direction d’acteurs, elle lasse, tant tout y est devinable. Un morne exemple de théâtre conventionnel.
Musicalement, les satisfactions ont été nombreuses. À commencer par le chef d’orchestre Dmitri Jurowski qui a réalisé ce que la mise-en-scène a manqué : sa souple et jamais tapageuse palette de fines intentions est sertie dans un grand geste lyrique et élégiaque ; son unitaire tension temporelle miroite d’instants vif-argent. En outre, il a instauré une confiance manifeste : concerné (le jour et la nuit, en comparaison de L’or du Rhin, ici même, il y a quelques mois), l’Orchestre de la Suisse Romande a révélé le charme de cet opéra. Quant au plateau vocal, il a été compétent et homogène (une exception : dans le rôle du Prince, Ladislav Elgr a offert une terne composition vocale et théâtrale). Dans le rôle-titre, Camilla Nylund fut lumineuse, en ses élans amoureux comme en son courage à subir les fruits de son désir anthropomorphe. Vocalement, elle a surmonté un rôle long et exigeant, substituant, à sa peu sonnante tierce grave, une profonde intelligence déclamatoire. Chacune d’elle campant un rôle de femme fatale, Birgit Remmert (la magicienne Ježibabo) et Nadia Krasteva (La princesse étrangère) ont apporté une variété vocale de bon aloi, face aux outrances de la production. Parmi le reste de la distribution, signalons la jeune et rayonnante Lamia Beuque (Le marmiton), dont la carrière est assurément à suivre.
Rusalka d’ Antonín Dvořák, conte lyrique en trois actes, livret de Jaroslav Kvapil d’après Undine de Friedrich de La Motte-Fouqué.
Jessie Wieler et Sergio Morabito, mise-en-scène ; Barbara Ehnes, décors ; Anja Rabes, costumes ; Olaf Freese, lumières ; Chris Kondek, vidéographie. Avec : Camilla Nylund, Rusalka ; Ladislav Elgr, Le prince ; Alexey Tikhomirov, L’Ondin ; Birgit Remmert, Ježibabo ; Nadia Krasteva, La princesse étrangère ; Hubert Francis, Le garde-chasse ; Lamia Beuque, Le marmiton ; Elisa Cenni, La première dryade ; Stephanie Lauricella, La deuxième dryade ; Cornelia Oncioiu, La troisème dryade ; Khachik Matevosyan, Le chasseur ; Claire Talbot, Le chat. Chœur du Grand Théâtre de Genève, Orchestre de la Suisse Romande, Dmitri Jurowski, direction musicale.
Autres représentations : 19, 21, 24 et 27 juin, à 19h30
Photos : Vincent Lepresle