Roméo et Juliette in extremis

À l’Opéra Comique, deux chanteurs tombés du ciel sauvent une production de Roméo et Juliette fort sage, qui nous rappelle combien Gounod était un compositeur de son temps.

Roméo et Juliette in extremis

ROMÉO ET JULIETTE SONT À LA MODE. Il est possible de voir sur les écrans une nouvelle version de West Side Story selon Steven Spielberg, qui essaye de faire pièce au film signé par Robert Wise il y a soixante ans. À la salle Favart, c’est l’opéra de Gounod qui est de retour, dans une coproduction à laquelle participent aussi les Opéras de Rouen et de Washington, le Théâtre de Berne et la Fondation Petruzzelli de Bari. Mais les heures qui ont précédé la première ont été riches de péripéties : covid oblige en effet, les interprètes qui devaient assurer les rôles-titres (Jean-François Borras et Julie Fuchs) ont dû être remplacés in extremis par deux chanteurs qui tirent miraculeusement leur épingle du jeu.

Alors que la veille il chantait encore Alfredo dans La Traviata à Amsterdam, Pene Pati est comme tombé du ciel pour s’emparer de Roméo. Un peu emprunté au premier acte, avec des gestes de timide qui évoquent Hardy lorsqu’il se met à triturer sa cravate en souriant devant les dames, le voici qui nous livre un radieux « Ah, lève-toi, soleil » au deuxième acte, avec une chaleur dans la voix et une générosité dans le chant qui lui permet de faire culminer son air sur une note prise avec une infinie douceur, peu à peu enflée mais sans violence. C’est là, vocalement, l’un des moments les plus émouvants de la soirée. Les trois actes suivants, le ténor samoan les faits siens avec un insolent brio. De plus en plus à l’aise scéniquement, le voici qui, à la fin du IV, maintient une longue note dans l’aigu avec une vaillance contrôlée, qui est comme le pendant de la fin de son air du deuxième acte qu’on évoquait à l’instant.

Le bonheur, tout simplement

En face de lui, Perrine Madoeuf se jette elle aussi au dernier moment dans les habits de la fille de Capulet. Quelques aigus un peu tirés ici et là n’enlèvent rien à la fraîcheur de sa Juliette, jaillissante, bondissante, qui sans doute, au fil des représentations, saura intégrer ses ornements au chant lui-même et en faire autre chose qu’une parure artificielle. Elle compose avec Pene Pati un couple plein d’une ardeur réellement juvénile, à la fois timide et fougueux, tendre et passionné. Au moment des saluts finaux, la joie sautillante de Perrine Madoeuf et le plaisir manifeste qu’éprouve Pene Pati à montrer son bonheur d’avoir réussi cette première dans des conditions aussi sportives, font plaisir à voir, à une époque (la nôtre) où le cynisme et le ressentiment se portent comme un charme.

La distribution réunie autour d’eux est très acceptable. Jérôme Boutillier est un Capulet père tout d’une pièce, à la voix sombre et sonore, Marie Lenormand ne précipite pas Gertrude dans les lieux communs de la nourrice caquetante, Adèle Charvet est parfaite dans le rôle trop court du page Stéphano, la voix corsée et le pantalon dégourdi. Philippe-Nicolas Martin (Mercutio), Tybalt (Yu Shao) font ce qu’on attend d’eux, mais Geoffroy Buffière est un peu fatigué dans le rôle du duc de Vérone, et Patrick Bolleire n’arrive pas à animer la soutane de Frère Laurent. Il est vrai que Gounod lui a confié les pages les plus convenues de sa partition, qui n’en manque pas. Comparaison bien sûr n’est pas raison, et il n’est pas question ici d’écouter ce Roméo avec pour référence la symphonie dramatique de Berlioz inspirée de la même pièce.

Où est l’étrangeté ?

Mais quand même : la partition de Gounod conserve quelque chose d’attendu, de poussif parfois. Quand Juliette par exemple, au quatrième acte, entonne « Amour, ranime mon courage », on est découragé d’entendre ce rythme martelé avec lequel doit composer la malheureuse alors que son chant ne demanderait qu’à s’envoler. Du reste, on retrouve ici presque un décalque des moments célèbres de Faust du même Gounod : la valse de Juliette « Je veux vivre » répond à l’Air des bijoux, « Ah, lève-toi soleil » est le pendant de « Salut, demeure chaste et pure », Stéphano est la réplique de Siebel, et on s’attendrait presque, dans l’ultime scène du tombeau, à entendre les deux héros entonner « Ange pur, ange radieux ». Il est vrai aussi que le livret de Jules Barbier et Michel Carré, comme l’écrit diplomatiquement Agnès Terrier dans le programme de salle, est « assez affranchi de l’original (de Shakespeare) ». Ici, « l’heure s’envole/Joyeuse et folle (…) Cueillons les roses/Pour nous écloses », etc. Et la ballade de la reine Mab chantée par Mercutio paraît bien laborieuse, même si Philippe-Nicolas Martin y met toute sa finesse.

Au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen, Laurent Campellone parvient à donner de la couleur et de la dignité à cette musique appliquée, plus martiale qu’ambiguë, plus enrobée que nerveuse, plus rassurante qu’orageuse, et ce même dans les moments de tension (la rixe qui aboutit à la mort de Mercutio puis de Tybalt). Le Chœur Accentus, très bien préparé par Christophe Grapperon, fait lui aussi l’impossible pour rendre crédibles les « Justice ! Justice ! » un peu trop carrés écrits par le compositeur.

La mise en scène d’Éric Ruf ne martyrise pas l’ouvrage à force de concepts ou de déconstruction, même si elle ne nous prive pas des inévitables lavabos. Elle le sert avec modestie, dans des décors initialement fabriqués par les ateliers de la Comédie-Française pour le Roméo et Juliette de Shakespeare cette fois, mis en scène par le même Éric Ruf (démarche éco-responsable s’il en est !). Les costumes contemporains de Christian Lacroix, parfois années 60, parfois années 30, se laissent voir, et l’ensemble donne une impression de sérieux dans laquelle se glissent, et c’est la bonne nouvelle de cette première, les frémissements et les élans de Pene Pati et Perrine Madoeuf, les deux figures héroïques de la soirée.

Illustration : Capulets contre Montaigus lors des répétitions (photo S. Brion)

Gounod : Roméo et Juliette. Perrine Madoeuf (Juliette), Pene Pati (Roméo), Patrick Bolleire (Frère Laurent), Adèle Charvet (Stéphano), Philippe-Nicolas Martin (Mercutio), Jérôme Boutillier (le comte Capulet), Marie Lenormand (Gertrude), Yu Shao (Tybalt), Thomas Ricart (Benvolio), Arnaud Richard (Pâris), Yoann Dubruque (Gregorio), Geoffroy Buffière (le duc de Vérone), Julien Clément (Frère Jean) ; Camille Brulais, Laurent Côme, Rafael Linares Torres, Sabine Petit (danseurs) ; Chœur Accentus, Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, dir. Laurent Campellone. Éric Ruf, mise en scène et décors ; Chistian Lacroix, costumes ; Bertrand Couderc, lumières ; Glysleïn Lefever, chorégraphie. Opéra Comique, 13 décembre 2021. Prochaines représentations : les 15, 17, 19 et 21 décembre.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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