Radu Lupu ou le rayonnement dans l’ombre
L’immense pianiste roumain s’est éteint le 17 avril, à l’âge de 76 ans.
MALGRÉ UNE CARRIÈRE PLEINE D’ÉCLAT et de succès, Radu Lupu, qui vient de nous quitter, a toujours su conserver son mystère. De très rares interviews, une personnalité secrète, voire énigmatique, mais des interprétations dont la sensibilité et la poésie emportaient presque toujours l’adhésion : tout cela donnait à Radu Lupu un rayonnement tout à fait particulier, paradoxal, pourrait-on dire, tant il semblait s’exercer dans l’ombre, la subtilité et la réserve. Malgré ces aspects de sa personnalité d’artiste, ou peut-être à cause d’eux, la musicalité de Radu Lupu se déployait sans limites, en particulier dans le répertoire germanique, mais aussi celui de l’Europe centrale (il a été, entre autres, l’un des grands interprètes de la musique de Leoš Janáček). « La grande qualité de Lupu, écrivait par exemple Julian Sykes en octobre 2010, c’est son lyrisme, une manière de faire chanter n’importe quelle phrase - même une bribe de motif. Il fait ressortir des détails que d’autres n’ont pas relevés, se délecte à colorer telle gamme ou harmonie avec une qualité de son exceptionnelle ». (in Le Temps, à propos de son interprétation du Concerto n° 5, « L’Empereur » de Beethoven en compagnie de l’Orchestre de la Suisse Romande).
« Du son à l’âme »
L’introspection, au profit d’une infinité de caractères expressifs ; l’inventivité et l’efficacité d’un jeu pianistique qui semblait chercher avant tout, dans chaque œuvre, quel que soit son style, la clarté, la mise en relief des moindres subtilités d’une harmonie ou d’une idée mélodique et proposer pourtant la mise au secret de sa substance… Comme si le métier de pianiste consistait d’abord à ouvrir le plus grand nombre possible d’avenues poétiques, pour n’en choisir aucune de façon péremptoire. « Avec le temps, le pianiste roumain se concentre sur l’essentiel. Le sens plutôt que la forme. Rien d’étonnant donc que son jeu lâche de sa superbe et flotte parfois jusqu’à glisser sur certains traits. En refusant d’obéir au diktat de l’évidence stylistique, Radu Lupu sort Beethoven de ses carcans. Et le propulse, du son à l’âme, vers Schumann, Brahms, voire Debussy. » (Sylvie Bonier, Tribune de Genève, septembre 2010)
De façon assez étrange, la formation de Radu Lupu au Conservatoire Tchaïkovski, dans les années 1960, auprès de grands pédagogues de l’école russe de piano, Heinrich et Stanislav Neuhaus, n’a pas suscité chez lui le goût de la puissance, d’un jeu ancré dans la force, et encore moins dans les aspects percussifs, mais l’a conduit au contraire vers une exploration toute personnelle des pouvoirs d’un toucher du clavier tout en douceur. La profondeur et la force expressive de son jeu étaient d’abord d’essence poétique.
Dans un article du Chicago Sun-Times paru en 2008, Radu Lupu déclarait : « Tout le monde raconte la même histoire différemment, et cette histoire devrait être racontée de manière irrésistible et spontanée. Si ce n’est pas le cas, elle est sans valeur. » Trouver le « sens commun », susceptible de toucher au plus direct l’auditeur de telle ou telle œuvre du grand répertoire mais le faire par des moyens singuliers, personnels, subjectifs : voilà qui pourrait bien avoir été la plus grande qualité de ce pianiste, magicien du son, désormais disparu. Et cette qualité est, elle aussi, d’essence paradoxale…
Photo : Reinhold Möller