Racine carrée du verbe être de Wajdi Mouawad
Revivre approximativement une vie autre
« Rien n’est écrit ni rien ne s’écrit et nous vivons ballotés par le vent des probabilités », écrit Wajdi Mouawad dans Racine carrée du verbe être, un spectacle qui s’amuse du calcul des probabilités.
Racine carrée du verbe être écrit par Wajdi Mouawad, auteur, acteur, artiste peintre et metteur en scène, puise dans sa propre histoire et son enfance pour raconter une semaine, du lundi au dimanche, de l’existence de son protagoniste Talyani Waqar Malik - soit cinq doubles et répliques de lui-même qui arpentent la scène en même temps que l’espace-temps, selon les dates et destinations des événements - telle direction internationale ayant été prise plutôt que telle autre.
Lors de la Guerre au Liban, Wajdi Mouawad, âgé de neuf ans, avait dû fuir Beyrouth avec sa famille. Passée par Paris et sa banlieue d’abord, celle-ci a rejoint Montréal au Québec, avant que ne revienne en France celui qui dirige aujourd’hui le Théâtre National de la Colline à Paris.
L’enfant aurait pu tout autant avoir pour destination l’Italie plutôt que Paris, à l’orée de ce périple initial, si les billets d’avion pour la France, pris par le grand frère à la demande du père, n’avaient précédé ceux à destination de Rome dont les horaires de départ étaient légèrement différés. Ils sont tous partis, l’été 1978, pensant revenir sur le territoire libanais trois mois plus tard…En vain.
Situations démultipliées mises en miroir, le spectacle joue de la science et de la conscience, de la physique quantique, des mathématiques, de la philosophie et de la fiction plu ou moins probable. Les figures qui habitent cette histoire entremêlée de cinq fils, correspondant aux destinations finales inventées - Rome, Paris, Beyrouth, Montréal au Québec et Livingstone,Texas, aux Etats-Unis - tournent autour du même Talyani Waqar Malik - double de Wajdi Mouawad et dont le rôle est partagé entre celui-ci et Jérôme Kircher -, à présent cinquantenaire, alors qu’on l’avait quitté petit garçon, raisonnant avec un ancien sur les propriétés du carré. Ces revenants, spectres et fantômes arpentent déjà Seuls, Tous des oiseaux ou Fauves.
Avec, pour toile de fond, la Guerre du Liban qui n’a jamais quitté l’esprit et la mémoire de l’auteur, à jamais orphelin d’un pays malmené et constamment mis à mal, ne serait-ce que plus récemment encore avec la tragique double-explosion du Port de Beyrouth au début août 2020. L’image de destruction revient à l’écran de façon récurrente, tels des flashes de douleur éclairant la conscience. La guerre a tout détruit d’emblée dans un premier temps, avant que ne se construise ou ne se reconstruise autre chose - la vie qui va, les jours qui passent, les rencontres qui se font.
Les cinq personnages entourés de leur propre famille font apparaître entre eux, et dans le jeu de leur existence, des reflets, des échos et des résonances, des ressemblances et des variations. Séparés d’abord, ils ne feront que se rapprocher peu à peu - même paternité, mêmes enfants…
Et la recherche chorale de l’ensemble de ces noyaux familiaux est esthétiquement soignée : duos d’enfant et d’ancien, de frère et de soeur, auxquels succèdent des brassages et des éloignements.
Des passions surgissent, celles d’une fille pour son père, et d’une soeur pour ses frères, Layla qu’incarne avec enthousiasme et brio, bonne humeur et quant-à-soi, humour et rire, Norah Krief. Ce duo fille/père sera repris plusieurs fois, entre le Talyani de Rome - Jérôme Kircher qui joue le rôle du méchant salaud et pervers et sa fille de Naples Hanane (Julie Julien), décidée et motivée.
Sont évocateurs les couples Père et Fille, mais aussi Mère et Fils ou Père et Fils, quand les familles fabriquent parfois plus de douleur et de peine que de bonheur et de joie simple. Sont au rendez-vous des préoccupations les questions tendance de notre temps - l’accompagnement de la fin de vie, les difficultés du coming-out dans les familles rigides, les engagements politiques pour la sauvegarde de la planète et la défense des arbres orientaux Gingko qu’une commune française voudrait abattre pour une affaire immobilière, l’appréciation de la peinture sur les marchés de l’art.
Le public voit avec plaisir évoluer sur la scène cinq Talyani Waqar Malik - un vendeur de jeans à Beyrouth, un chauffeur de taxi à Paris, un chirurgien à Rome, un homme d’affaires à Montréal et un condamné à mort à Livingstone au Texas qui attend sa peine prochaine dans les jours qui suivent, condamné à l’âge de dix-sept ans pour avoir perpétré sauvagement un double meurtre dans une voiture, avec un bébé resté à l’arrière du véhicule sauvé miraculeusement et par hasard.
La troupe tonique et émouvante de comédiens et comédiennes que nous ne pouvons citer tous est motivée dans ses colères, répondant à l’élan énergique d’une fresque scénique servie avec talent, et accordant sa générosité à l’aventure collective pour qu’elle s’anime, théâtrale et convaincante.
Citons les acteurs tous excellents et engagés pleinement, entre autres, Maïté Bufala, Constantin Astrid, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Delphine Gilquin, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Merwane Tajouiti, Richard Thériault, Anna Sanchez, Raphaël Weinstock.
Un spectacle convivial à l’écoute du monde chaotique, résonant des tourments et des joies d’être.
Racine carrée du verbe être, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad.Dramaturgie Stéphanie Jasmin, Charlotte Farcet, scénographie Emmanuel Clolus, lumières Eric Champoux, costumes Emmanuelle Thomas, conception vidéo Stéphane Pougnand, musique originale Pawel Mykietyn, maquillage et coiffures Cécile Kretschmar. Du 8 octobre au 30 décembre 2022, du 8 octobre au 18 décembre, Partie I mardi 19h30, Partie II jeudi 20h30, intégrale samedi 16h, dimanche 13h30, vendredi 4 et 18 novembre, 2 et 16 décembre 17h30, relâche lundi, mardi. Du 21 au 30 décembre, Intégrale 17h30, relâche du 24 au 27 décembre. Au Théâtre de la Colline - 15, rue Malte-Brun 75020 - Paris. Tél : 01 44 62 52 52.
Crédit photo : Simon Gosselin
