Eugène Onéguine de Tchaïkovski au Capitole de Toulouse
Quand Onéguine ressemble à... Onéguine
Les avatars de la littéralité.
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- 1er juillet 2024
- Critiques
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IL EN EST DES OPÉRAS DE PRÉDILECTION comme des vêtements favoris : on n’a pas envie que la couleur en soit modifiée au lavage. Maintes mises en scène originales ou simplement inventives en ont fait les frais, le spectateur (qui, à l’opéra, prend presque toujours le pas sur l’auditeur) n’appréciant pas toujours qu’on transforme le tissage efficace et solide du matériau originel imaginé par le compositeur et son librettiste en un nouvel objet, bref que le metteur en scène se livre à une interprétation qui mettrait en péril l’idée forte que l’on se fait d’une œuvre lyrique. Est-ce cependant une raison pour s’abstenir de toute vision autre que consensuelle ?
Les camaïeux de la nostalgie
Avec sa mélancolie et ses demi-teintes, sa violence contenue et son abyssal désespoir, sa lumière crépusculaire et sa philosophie du regret, Eugène Onéguine est, plus qu’un autre, un opéra qui touche au cœur et semble réunir ses adeptes dans une même préférence pour les camaïeux de la nostalgie. Mais l’arête est étroite et périlleuse, pour le metteur en scène, entre l’acceptation pleine et entière de ces caractères sentimentaux et la banalité. C’est peut-être cet écueil que n’a pas su éviter la production toulousaine qui refermait la saison du Capitole de Toulouse. Et pourtant Florent Siaud, qui signe la mise en scène, homme de culture et de subtilité, féru de littérature russe et d’opéra, a pris à bras-le-corps cet opéra qu’il saisit dans toute sa profondeur. « Une partie de la musique de Tchaïkovski, dit-il, est placée sous le signe d’un romantisme échevelé qui me bouleverse. Cela ne m’empêche pas d’être sensible à la dimension mozartienne de son style : elle apparaît entre autres dans les ensembles vocaux ou l’ivresse des bals. Cette alliance de profondeur granitique et d’insouciance à la Mozart, je la retrouve aussi chez Pouchkine. Le compositeur et l’écrivain ont en commun d’avoir imaginé une alchimie paradoxale entre puissance et légèreté, encre de la mélancolie et transparence de la clarté. La poétesse Anna Akhmatova disait du roman de Pouchkine qu’il était une "montagne aérienne". Je crois que l’opéra de Tchaïkovski nous invite aussi à l’appréhender comme tel. »
« Oui, mais... » pourrait-on lui répondre, découvrant un spectacle d’autant plus ancré dans la convention qu’il tente de la contourner. Ainsi Florent Siaud nous dit-il (lors d’un entretien enregistré pour une émission diffusée sur la radio Fréquence Protestante le 15 juin) : « Je suis attentif à ce qu’il y ait quand même une lisibilité de l’action. Donc, il y a toujours un premier niveau de mise en scène, mais j’aime bien qu’à l’intérieur de cette lisibilité, il y ait des avenues qui s’ouvrent ou des petites percées vers des mondes lointains, des horizons infinis, insoupçonnés, inconscients. Et je trouve qu’une partition comme celle d’Eugène Onéguine, c’est vraiment idéal parce qu’on est dans un arrière-plan, un contexte assez tangible, mais qu’à l’intérieur il y a toujours des grands espaces légendaires, des désirs puissants, des sentiments au romantisme échevelé qui surgissent. »
Le décor comme acteur
Pour aller au-delà d’une lisibilité un peu trop prononcée et suggérer la présence de ces « désirs puissants » ou de ces « horizons infinis », une véritable direction d’acteurs est alors indispensable. Et c’est peut-être là le point faible de cette réalisation toulousaine. Au fond, c’est le décor qui se voit promu au rang d’acteur principal de la tragédie. Florent Siaud et son scénographe, Romain Fabre, ont imaginé une scène sur deux niveaux. En bas : l’action, la rencontre explicite entre les personnages, les différents épisodes du drame. En haut : la forêt (beaux décors réalisés par les équipes du Capitole) et ce qu’elle suggère de plus sauvage et de plus inquiétant. « Le surnaturel et la forêt, dit Florent Siaud, nous parlent peut-être des forces de l’esprit et de l’inconstance des désirs qui travaillent la réalité d’une intrigue faussement simple. Peut-être que, dans cet opéra, la forêt est un appel venu de toutes parts mais qui reste tragiquement étouffé. »
Mais cette scénographie sur deux niveaux, a priori bienvenue, on peut aussi la ressentir comme un affaiblissement de la vision : voyez, en bas, l’action extérieure, ses codes russes, ses beaux meubles et ses personnages typés (paysans et leurs danses folkloriques, personnages plus nobles et leurs manières courtoises, leurs bals et leurs rencontres policées, nourrice chaleureuse et jeunes filles en fleur, poète désespéré et duel...). En haut : la signification profonde et les enjeux essentiels. Il me semble que c’est là faire l’économie d’un travail théâtral sur les personnages qui permettrait de dessiner l’ambivalence de leurs sentiments, la profondeur de leur identité et la sauvagerie de leur destin, au-delà de leur apparence. De même qu’une bonne mise en scène de Tchekhov exige de ses acteurs qu’ils plongent entièrement dans toute la richesse de ce qui est écrit et dit (et qu’un décor, aussi subtil soit-il, ne peut suffire à épuiser...), de même une interprétation théâtrale d’Eugène Onéguine ne peut, me semble-t-il, faire l’économie d’un travail sur le jeu d’acteur dans sa rencontre avec le chant, qui aille au-delà de la simple « lisibilité ».
Tissage des personnages
Les chanteurs, ici, ne sont pas en cause : tous sont excellents. Stéphane Degout possède la voix idéale du rôle et la personnalité énigmatique d’un personnage non expansif. Valentina Fedeneva est une très belle Tatiana, dotée d’une présence scénique et d’une prestance vocale tout à fait convaincantes. Eva Zaïcik enchante, musicalement parlant. Le Lenski de Bror Magnus Tødenes également. Mais l’on reste sur sa faim d’un tissage véritable de ces personnages les uns avec les autres. Dès le quatuor d’introduction, l’amateur de théâtre fait la moue en découvrant un contraste si conventionnel entre la réserve de Tatiana et les mines ravies et l’exubérance d’Olga, la présence maternelle de la nourrice Filipievna (excellemment interprétée, au demeurant, par Sophie Pondjiclis) et le duo qu’elle forme avec Madame Larina (Juliette Mars, non moins excellente). Mais la prévisibilité de tout cela accable, si l’on ose dire. Comme si les personnages ne disaient rien d’autre que ce qui leur est demandé et, au fond, ne montraient rien d’autre qu’une silhouette, hâtivement esquissée pour produire une Tatiana, une Olga (et leur différence « en noir et blanc » bien visible), une nourrice et une mère. Et plus tard, un amoureux éperdu et un indifférent cruel. Tout cela ne peut faire théâtre, même si, à l’opéra, la musique sauve quelque peu la mise en assurant l’unité de l’œuvre.
À ce point de vue, la direction du chef allemand Patrick Lange, qui a repris la production au pied levé, suite à la défection de Gábor Káli, ne nous a pas non plus convaincus : « L’ alliance de profondeur granitique et d’insouciance à la Mozart » dont parle Florent Siaud pour qualifier la partition de Tchaïkovski exige une subtilité, une baguette légère et un sens de la nuance que nous n’avons pas trouvés lors de cette soirée.
Photo : Mirco Magliocca
Piotr Ilitch Tchaïkovski : Eugène Onéguine. Stéphane Degout (Eugène Onéguine), Valentina Fedeneva (Tatiana), Eva Zaïcik (Olga), Bror Magnus Tødenes (Lenski), Andreas Bauer Kanabas (Grémine), Juliette Mars (Mme Larina), Sophie Pondjiclis (Filipievna), Carl Ghazarossian (Triquet). Chœur de l’Opéra national du Capitole, Orchestre national du Capitole, dir. Patrick Lange. Florent Siaud, mise en scène ; Romain Fabre, décors ; Natalie van Parys, chorégraphie. Opéra national du Capitole de Toulouse, 20 juin 2024.