Quand Janáček rencontre Falla...

Visions tziganes chorégraphiques et lyriques à l’Opéra national du Rhin.

Quand Janáček rencontre Falla...

DANS LE CADRE DU FESTIVAL INTERDISCIPLINAIRE Arsmondo (dont c’est la cinquième édition), l’Opéra national du Rhin propose, du 15 mars au 3 avril, une soirée lyrique originale, en présentant, en un spectacle d’un seul tenant, deux œuvres que tout sépare (mise à part la présence du monde tzigane et gitan) : Le Journal d’un disparu de Leoš Janáček et L’Amour sorcier de Manuel de Falla.

Tenter la rencontre entre deux compositeurs aussi étrangers l’un à l’autre, en tablant sur la simple présence tzigane et gitane : le projet captive autant qu’il questionne. Même si Leoš Janáček avait lui-même prévu une réalisation scénique pour Le Journal d’un disparu (puisque l’œuvre comprend, outre le ténor soliste omnniprésent, la présence d’une mezzo-soprano interprétant le rôle de la Tzigane et trois voix faisant office de petit chœur associé), l’œuvre reste, sur le plan musical, un grand cycle mélodique bien davantage qu’une action scénique à proprement parler. Il est vrai que L’Amour sorcier de Falla n’est pas non plus un opéra, mais un « ballet-pantomime », d’abord conçu par le compositeur avec l’accompagnement d’un orchestre de chambre, puis celui d’un orchestre symphonique. Cette « gitanerie » selon les propres termes du compositeur, met en scène une cantaora (une chanteuse de flamenco) et un groupe de danseurs. Dans L’Amour sorcier (El Amor brujo) se retrouvent tous les ingrédients déjà présents dans l’opéra La Vida breve du musicien, œuvre antérieure d’une dizaine d’années : emprunts en grand nombre au monde du flamenco, avec des séquences de danses qui aimantent l’attention de l’auditeur, et apparaissent comme des concentrés d’ibérisme : fébrilité du tempo, âpreté des rythmes, mélange d’excitation et de mélancolie.

Deux pièces comme une seule et même œuvre

Les deux œuvres ainsi accolées ont pour point commun l’écart entre action scénique et imaginaire : celle de Manuel de Falla par le « second degré » qu’apporte par nature la présence de la danse, celle de Leoš Janáček par la structuration musicale elle-même, assimilable au répertoire de concert et même de récital, bien davantage qu’à celui de l’opéra. « Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, dit le metteur en scène Daniel Fish, j’ai tout de suite abordé les deux pièces comme une seule et même œuvre, envisagée de différents points de vue. […] Ces deux pièces se mélangent et sont hantées l’une par l’autre. » Le metteur en scène met en avant la thématique commune aux deux œuvres : l’obsession amoureuse, en choisissant de laisser sur scène les protagonistes de l’une lorsque l’autre se déroule, et réciproquement. « Leurs visages et leur immobilité, dit-il, deviennent ainsi une sorte d’écran sur lequel le public peut projeter du sens. ».

Très intéressant et respectable est, dans cette démarche, le parti pris par le metteur en scène de lier sur scène deux œuvres dont l’altérité est flagrante, de les faire entrer dans un résonance mutuelle et de laisser le spectateur y déployer son propre imaginaire. « Je ne cherche pas, poursuit-il, à gommer les différences, mais plutôt à les souligner et à voir ce qui se passe lorsque l’on fait dialoguer ces deux œuvres sur scène. Il faut se laisser surprendre et cesser d’expliquer tout en avance aux spectateurs. C’est contraire à l’essence même du théâtre. »

L’épingle et la gitane

Soit. Mais le spectateur familier de ces deux œuvres n’y trouve pas nécessairement son compte. Disons que la pièce de Falla tire son épingle du jeu car elle est la plus fidèlement transcrite par la mise en scène, avec tout son compte de gitanerie, justement, par la présence d’une cantaora (Esperanza Fernández, qui remplace jusqu’au 18 mars l’interprète initialement programmée : Rocío Márquez) et une chorégraphie brillante en adéquation totale avec les codes rythmiques et corporels du flamenco. Même si il y est ajouté une « déconstruction » des genres se voulant, imagine-t-on, moderne et décalée (puisque les très bons danseurs se voient affublés de demi-jupes virevoltantes, avec un avant masculin et un arrière féminin (ô audace… !), l’essence du flamenco est intacte. A quoi bon cette concession insistante à la mode actuelle du « ni féminin, ni masculin », si c’est pour nous abreuver d’une chorégraphie si fidèle aux codes du flamenco ? Magnifique au demeurant, mais où peut bien se cacher le sens et l’intérêt d’une vision à tel point prisonnière de l’air du temps… ?

Quant à Leoš Janáček, il fait de la Tzigane évoquée, désirée puis conquise par le narrateur-ténor la quintessence même de la passion et de l’érotisme, mais dans une succession de séquences (les différentes mélodies qui composent le cycle) sans aucune référence à la musique tzigane. Composé dans la pensée de sa jeune amante, Kamila, le grand amour tardif de la vie de Leoš Janáček, et qu’il surnommait « ma Tzigane », Le Journal d’un disparu n’est justement pas une « tziganerie » (comme pouvaient l’être les Rhapsodies hongroises de Liszt ou les Danses hongroises de Brahms), mais une fresque lyrique, où l’altérité de l’aimée (peut-être pour le vieil homme Leoš Janáček, la représentation de la jeunesse de son amoureuse ?) se concentre dans ce personnage tzigane comme elle le ferait de toute autre culture dépréciée ou méprisée par la société environnante.

Du côté de la Transylvanie

Ce que l’on cherche à suggérer par-là, c’est la limite purement musicale de l’entreprise, par ailleurs originale et convaincante sur le plan théâtral. Et pourtant, la réalisation d’une nouvelle instrumentation de la partie de piano originelle par le talentueux Arthur Lavandier, devrait être l’un des points forts du spectacle, puisqu’il a pris le parti de reprendre pour Janáček l’instrumentarium de Falla. Mais cela donne, de facto, la primauté à Falla, puisque sa partition à lui est intacte. Ce que renforce malencontreusement la chorégraphie flamenco associée à la partition de Leoš Janáček, qui semble dénaturer et presque dévoyer l’esprit de sa musique.

Une plaquette de programme très complète et d’une belle qualité éditoriale, comme toujours à l’Opéra national du Rhin, donne au spectateur tous les outils pour se forger une opinion du spectacle, même dans l’après-coup (interviews de tous les acteurs de la production, menées avec brio par Louis Geisler, extraits des Tziganes de Pouchkine, de la correspondance de Janáček avec Kamila Stösslová, Contes et Légendes tziganes de Transylvanie, etc.

En exergue de l’excellent article de Daniela Langer pour le programme du spectacle, intitulé « À la recherche du présent perdu et de sa vérité » est cité un beau texte de Milan Kundera (extrait de son livre Les Testaments trahis, Gallimard, 1998) : « La recherche du présent perdu, de la vérité mélodique d’un moment, l’effort de surprendre et de capter cette vérité fuyante, le désir de percer le mystère de la réalité immédiate qui déserte continuellement nos vies, […], c’est là, peut-être, le sens ontologique de toute la musique de Leoš Janáček. » Disons que ce « présent perdu » et cette « vérité fuyante » du Journal d’un Disparu de Leoš Janáček se voient, par cette réalisation strasbourgeoise, retrouvés et... arrêtés – c’est là, à mon sens, trahir l’esprit de l’œuvre.

Photo : Klara Beck

Leoš Janáček : Le Journal d’un disparu / Manuel de Falla : L’Amour sorcier. Magnus Vigilius (Janik), Josy Santos (Zefka), Esperanza Fernández (Candelas),Orchestre symphonique de Mulhouse, Choeur de l’Opéra national du Rhin, dir. Lukasz Borowicz. Mise en scène : Daniel Fish, chorégraphie : Manuel Liñán.
Opéra national du Rhin, 15 mars 2022. Prochaines représentations : les 22 et 24 mars à Strasbourg, les 1er et 3 avril à la Filature de Mulhouse.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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