Printemps des Arts de Monte-Carlo : week-end d’ouverture

Une programmation flamboyante pour un festival de prestige ouvert à tous.

Printemps des Arts de Monte-Carlo : week-end d'ouverture

CRÉÉ IL Y A PRÈS DE QUARANTE ANS, le Printemps des Arts de Monte-Carlo se veut depuis toujours un « carrefour entre les esthétiques, les époques, les répertoires, entre les grands solistes internationaux et les jeunes musiciens de demain, entre des salles de concert familières et des lieux atypiques », selon les propres termes de sa présidente, S.A.R. la Princesse de Hanovre.

Un nouveau compositeur-directeur
Dirigé pendant dix-neuf éditions par le compositeur Marc Monnet, il l’est désormais par un autre compositeur : Bruno Mantovani, ancien directeur du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris qui, pour sa toute première édition, en reprend l’esprit et l’ouverture à tous les répertoires. En l’intitulant « Ma fin est mon commencement » (référence au rondeau de Guillaume de Machaut qui y proposait, il y a près de sept siècles, une sorte de rébus poético-musical – pièce d’ailleurs interprétée par deux fois lors du premier week-end), Bruno Mantovani suggère l’interdépendance des styles, dont la chronologie est moins évidente qu’on pourrait le penser. Lors du week-end d’ouverture du festival, du 10 au 13 mars, une conférence spirituellement intitulée « La grande galerie de l’évolution stylistique » déployait ces questions avec brio. Et c’est d’ailleurs Machaut qui était, le 10 mars à l’Eglise Saint-Charles, le parrain symbolique de l’édition 2022, puisqu’était présentée sa fameuse Messe de Nostre Dame par l’Ensemble Gilles Binchois dirigé par Dominique Vellard.

Connections sonores
L’une des très belles qualités de cette programmation imaginée par Bruno Mantovani est l’alliage bienvenu de science musicologique et de sensibilité, d’exigence musicale et d’ouverture à tous les publics. À la question de savoir si son identité de compositeur colore, comme c’était le cas pour son prédécesseur Marc Monnet, son activité de programmateur, Bruno Mantovani nous répond : « L’approche d’un compositeur est d’un autre type, peut-être plus technique, mais qui en tout cas a un rapport direct avec la partition, avec l’écriture. Je regrette que les compositeurs, aujourd’hui, soient relativement détachés de la vie publique, ce qui n’était pas le cas il y a quelques décennies. Ce regret m’a poussé moi-même à m’engager, il y a une dizaine d’années, en prenant la direction du Conservatoire de Paris et maintenant dans diverses institutions, dont ce Printemps des Arts. Je pense que l’approche d’un compositeur, quand il regarde l’histoire, est un peu différente de celle de l’amateur ou du musicologue, même si justement j’ai également une formation de musicologie, auprès de deux maîtres qui ont beaucoup compté pour moi : Rémy Stricker et Yves Gérard. J’estime être un musicologue qui compose… Dans mon activité de programmateur, j’essaie de mettre en perspective des œuvres qui n’ont pas de lien apparent, mais qui pour moi ont des connections très fortes. »

Ouverture
De cette riche conception de la programmation, le tout premier week-end du Printemps des Arts a donné une claire idée : articulé autour d’un beau et riche portrait du pianiste Jean-Efflam Bavouzet, qui s’est livré à un véritable marathon, on pouvait y entendre le 11 mars, à l’Auditorium Rainier III, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dirigé par Marko Letonja, dans une pièce orchestrale toute récente (2021) du grand compositeur hongrois Peter Eötvös, précédée assez étrangement de l’interprétation par l’Ensemble Gilles Binchois de « Ma fin est mon commencement » de Machaut (donné une première fois la veille). Prokofiev formait le centre du concert, avec la première prestation, d’emblée éblouissante, de Jean-Efflam Bavouzet dans deux concertos de Prokofiev – les N° 1 et N° 5, fait rare sur les scènes de concert, tant l’interprétation en est éprouvante et redoutable de virtuosité et d’engagement. De ces œuvres si différentes, Jean-Efflam Bavouzet dit ceci : « Le 1er est une œuvre de jeunesse toute flamboyante de fraîcheur, de verve et de démonstration « athlétique » - c’est vrai qu’on n’avait jamais écrit des octaves de cette amplitude, même Liszt n’y avait pas pensé ! – une œuvre assez compacte, d’un seul jet, très courte. Quant au 5e, il est d’une tout autre facture – une symphonie avec piano obligé, en cinq mouvements, avec des trouvailles musicales absolument incroyables, qui me réjouissent à chaque fois, notamment des petits clins d’œil à Haydn, un choral dans le 4e mouvement absolument dévastateur, d’une très grande force dramatique et un finale très original dans sa forme… ». Le concert proposait enfin d’entendre la suite d’orchestre du Mandarin merveilleux de Bartók. Un brillant texte (comme tous les autres de l’excellente brochure de programme) de la plume de Louise Boisselier nous éclaire sur le parcours musical original de ce concert et son lien avec la thématique fondatrice du festival.

Des célébrités dans la pénombre
Le 12 mars, c’est dans un lieu fascinant que se déroule le premier concert de la journée : le « Tunnel Riva » donnant sur le port, décor industriel à l’excellente acoustique où sont entreposés les éclatants et luxueux bateaux à moteur « Riva », prestigieuse marque italienne datant des années 50 et qui s’illustre, sur les murs du tunnel, par des agrandissements de photos d’acteurs et actrices célèbres, dans des poses souriantes, idyllique évocation du luxe et de la dolce vita… Décor extraordinairement « décalé », en soi, par le contraste saisissant entre l’aspect brut des murs, l’obscurité du lieu simplement éclairé de projecteurs et les rouges brillants qui ornent les hors-bord d’exception entreposés sur les poutrelles, et en décalage jubilatoire avec le programme du concert de musique de chambre qui y était présenté. L’excellent saxophoniste Sandro Compagnon (lauréat, entre autres, du Concours International Adolphe Sax en 2019) y proposait avec le pianiste Gaspard Dehaene un ensemble de pièces, rares pour certaines, de Vaubourgoin, Bozza, Paul Pierné (fils de Gabriel), Caplet, Debussy, avant de faire découvrir des transcriptions pour saxophone et piano d’œuvres de Ravel.

Quand Haydn rencontre Debussy
S’ouvre ensuite dans ce premier week-end, le cœur du portrait de Jean-Efflam Bavouzet : deux récitals éblouissants du pianiste, donnés respectivement le samedi soir au Musée Océanographique (nouveau lieu de grand intérêt, dans un tout autre genre !) et le dimanche après-midi à l’Opéra : deux concerts imaginés par Bruno Mantovani, en l’occurrence la présentation, pour le premier, d’œuvres de jeunesse de Debussy avec des œuvres de la maturité de Haydn, pour le second l’inverse : œuvres de jeunesse de Haydn et 2e Livre des Préludes de Debussy. Rien de comparable, a priori, dans les écritures pianistiques respectives de Haydn et de Debussy, d’autant que Haydn, bien sûr, n’a pas connu le piano moderne et que ses sonates de jeunesse sont écrites, non pas pour la piano-forte, mais pour le clavecin. Etrangement, leur mise en relation fonctionne pourtant superbement. Mais peut-être est-ce dû tout simplement au métier extraordinaire de Jean-Efflam Bavouzet et à sa capacité de partager avec l’auditeur le mystère créateur de chacun de ces deux immenses compositeurs.

Bavouzet ou l’art polychrome
De la musique de Haydn, Bavouzet nous fait découvrir, derrière la vélocité, la jubilation digitale et les effets de répétition, tout ce qui relève de l’humour et de l’inattendu, mais aussi la mélancolie, la profondeur, l’étrangeté fondamentale de cet univers sonore. Le pianiste qui a entrepris il y a une dizaine d’années d’enregistrer sous le label Chandos l’intégrale des sonates pour clavier de Haydn (au nombre de 62), vient de terminer l’enregistrement du onzième et dernier volume et s’apprête à en commencer le montage ; le dixième vient de paraître. Par le jeu de Bavouzet, Debussy déploie tout le spectre de ses couleurs. Hors même cet art polychrome, ce qui marque l’art de Bavouzet dans ce répertoire est sa capacité à fédérer des visées antinomiques ou du moins difficilement conciliables, en apparence : les aspects énergétiques et l’art du flou, l’affirmation et la suggestion, les arêtes architecturales et les brumes harmoniques, les effets de résonance et les ruptures abruptes… Comme si le pianiste parvenait à contenir toutes les forces en présence, par son intelligence de la matière sonore et son intuition, mais aussi à les faire partager à l’auditeur par la grâce d’un jeu généreux et absolument dénué de retour sur soi...

Dans la cohabitation, en deux concerts de même type, des œuvres de Haydn et de celles de Debussy, se fait jour, malgré l’essentielle altérité des deux compositeurs, le pouvoir de l’interprète Bavouzet à saisir pour chacun d’un, dans son entier, tout l’éventail poétique le plus ouvert. En cela, il est un grand maître.

Illustration : Jean-Efflam Bavouzet (photo Alain Hanel)

Printemps des Arts de Monte-Carlo, du 10 mars au 3 avril.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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