Premier Amour de Samuel Beckett
Dominique Valadié dit avec une force d’évocation extraordinaire le premier texte en français de Beckett

Qui dit Premier Amour pense immédiatement aux émois sentimentaux du roman de Tourgueniev. Mais l’auteur russe n’a pas le monopole de ce titre largement galvaudé, et l’on découvre ici, non sans surprise, le premier texte de Beckett écrit directement en français, langue qu’il épousera par la suite. C’est une nouvelle à la première personne, texte largement autobiographique (publié aux Éditions de Minuit), écrit juste au sortir de la guerre, pendant laquelle l’auteur irlandais installé en France s’illustra en tant que résistant. Dominique Valadié et son compagnon Alain Françon en ont fait une pièce que l’actrice interprète seule en scène dans la petite salle en amphithéâtre de la Scala dite Piccola Scala (dans la grande salle se joue toujours le chef d’œuvre de Beckett, voir https://www.webtheatre.fr/En-attendant-Godot-de-Samuel-Beckett).
Rien de romantique ni de sirupeux dans cette nouvelle au vitriol qui prend un malin plaisir à mettre à bas tous les clichés associés au sentiment amoureux, fût-il le premier. Texte qui frappe par le contraste entre la richesse et l’élégance de la langue (qui, à l’occasion, manie parfaitement l’imparfait du subjonctif non pour l’esbroufe mais toujours à bon escient) et la trivialité du propos (il est souvent question de merde, de bouse, de constipation et autres réalités on ne peut plus crues du quotidien). Dominique Valadié, seule en scène, dit ce texte avec une puissance d’évocation telle qu’on en oublie vite que c’est une femme qui s’incarne en homme et qui, pendant plus d’une heure, se montre d’un cynisme et d’une misanthropie (voire d’une misogynie) rares.
Comme un épouvantail
Sur scène, tout le décor tient en une valise, une chaise et un habit d’homme : chaussures, veste, pantalon, chapeau, déposés au sol. Comme un épouvantail (objet fétiche des mises en scène de Beckett) mais horizontal. On s’interroge sur le sens de ce costume étalé là. Comme toujours chez l’auteur, la question appelle des réponses multiples ou pas de réponse du tout. Alors on imagine que cet habit figure peut-être la dépouille du personnage qu’il était avant la découverte de l’amour. Mais, bien sûr, on se trompe et toute la suite contredira cette hypothèse.
D’ailleurs d’amour il ne sera jamais question, ou si peu et de manière très évasive : c’est un mot, dit-il en substance, dont on a entendu parler à l’école ou à l’église, mais dépourvu de toute réalité. Il le rencontrera pourtant à son corps défendant, en la personne d’une prostituée nommée Lulu (qu’il s’empressera de rebaptiser Anne, Dieu sait pourquoi), rencontrée sur un banc, en plein hiver, mais sans plaisir. Leur relation, si on peut appeler ainsi un rapport sans aucune forme d’échange, ne sera qu’une suite de désenchantements, d’écœurements et d’aigreurs qui iront crescendo jusqu’au clash final. « L’amour vous rend mauvais, c’est un fait certain », conclut-il sans appel. On ajoute toutefois : mais pas mauvais pour l’écriture !
Photo Thomas O’Brien
A la Piccola Scala jusqu’au 19 avril, www.lascala-paris.fr