Médée par deux fois

La brûlante Médée est bien sûr l’héroïne de l’opéra de Marc-Antoine Charpentier, mais également celle du Thésée de Lully.

Médée par deux fois

DE CHERUBINI À PASOLINI (Maria Callas a incarné le fatal personnage avec le même feu dans l’opéra du premier et dans le film du second), Médée a inspiré bien des musiciens, cinéastes et autres poètes depuis Euripide. Les pièces de Pierre Corneille et de Jean Anouilh, les opéras de Mercadante et de Michèle Reverdy, les tableaux de Delacroix et de Gustave Moreau ne sont que quelques balises dans le flot des œuvres dont la magicienne grecque est l’héroïne.

L’histoire de Médée n’est qu’une succession de fuites à travers la Grèce, ponctuées d’assassinats. Médée aide Jason à s’emparer de la Toison d’or et s’enfuit avec lui en Argos. Après différentes péripéties, ils se retrouvent à Corinthe, chez le roi Créon, qui propose à Jason d’épouser Créuse, qui donnera ainsi un héritier au trône de Corinthe. Furieuse, Médée offre à Créuse une tunique magique qui s’enflamme et incendie la ville. Puis elle tue les deux enfants qu’elle a eus de Jason…

Médée perturbatrice chez Lully

Au Théâtre des Champs-Élysées, c’est deux opéras de la fin du XVIIe siècle qu’on a pu entendre, coup sur coup, dont Médée est le moteur : Thésée de Lully (1675) et Médée de Marc-Antoine Charpentier (1693). Singulièrement, l’intrigue de l’opéra de Lully se situe après l’épisode de l’infanticide : elle met en scène Médée réfugiée à Athènes, auprès du roi Égée. Médée doit épouser le roi mais lui préfère Thésée, qui se révélera être le fils d’Égée. Lully a conçu là l’une de ses premières tragédies en musique (créée un an après Alceste, un an avant Atys), composée, comme la plupart, sur un livret magnifique de Philippe Quinault. Les cinq actes sont précédés d’un vaste prologue à la gloire du roi Louis XIV (comme le fera également Charpentier dans Médée), célébré comme un souverain guerrier mais pacificateur, et déroulent l’intrigue sans péripéties secondaires. Un divertissement (un peu écourté, semble-t-il), à la fin du quatrième acte, permet aux belles couleurs des Talens lyriques de Christophe Rousset, à qui Lully convient très bien, d’éclaircir un temps les sombres humeurs de l’ouvrage.

Car Lully n’a pas forcé ici sa manière : aux complots amoureux et politiques de l’intrigue vient s’ajouter un personnage manipulateur qui n’est autre que Médée. On peut s’étonner, à l’écoute, qu’une interprète qui semble venir d’une tout autre école de chant, en l’occurrence Karine Deshayes, fasse irruption dans la belle ordonnance vocale du plateau, mais précisément : Médée est une perturbatrice, et l’ironie mauvaise du personnage, mêlée à quelques graves poitrinés opportuns de la part de la chanteuse, produit un contraste bienvenu au sein d’une distribution très équilibrée, d’où l’on distinguera la lumineuse Thaïs Raï-Westphal (qui chante notamment Dorine et Vénus), mais aussi Deborah Cachet, qui combine avec art la passion et la retenue d’Æglé. Le rôle-titre, assez bref en réalité, est confié à Mathias Vidal, qui a parfois tendance à surligner les intentions du texte et de la musique. Quant au chœur de chambre de Namur, rompu à ce répertoire, il est difficile de ne pas l’applaudir inconditionnellement.

Médée instigatrice chez Charpentier

Cinq jours plus tard, on retrouve Médée, incarnée cette fois par Véronique Gens, superbe d’autorité. Vingt ans à peine après Lully, Charpentier aborde le personnage dans le même cadre formel, à ceci près que le tout-puissant Lully (mort en 1687) fut un obstacle sur son chemin et que Charpentier ne composa que cette unique tragédie en musique, il est vrai on ne peut plus aboutie.

En compagnie du Centre de musique baroque de Versailles et de son directeur artistique Benoît Dratwicki, qui est allé à la recherche des intentions premières des compositeurs (on parle de renouveau du renouveau de l’interprétation baroque !), Hervé Niquet a entrepris une tétralogie baroque qui a commencé l’an dernier avec Ariane et Bacchus de Marin Marais, s’est poursuivi avec Médée cette saison, et qui se continuera avec Iphigénie en Tauride de Desmaret et Campra en 2024*, et avec Persée de Lully en 2025, toujours au Théâtre des Champs-Élysées. À la tête de son Concert spirituel, il reconstitue le placement historique des exécutions de 1693, avec un continuo fourni et un tutti particulièrement animé, ce qui nous vaut, visuellement, un étagement des cordes, deux théorbes et un seul clavecin (alors que Christophe Rousset dirige de l’un des deux clavecins réunis sur le plateau), et, au premier plan, côté jardin, quatre hautbois et quatre bassons (les instrumentistes pouvant s’emparer aussi de flûtes à bec !). L’orchestre et le chœur sonnent avec une magnifique ampleur dans les moments de liesse ou dans cette scène splendide où Médée, en compagnie des démons, fabrique le poison qui, glissé dans l’étoffe de sa tunique, tuera Créuse.

Véronique Gens est plus impériale que magicienne en Médée, mais elle est en quelque sorte l’architecte de l’ouvrage en compagnie d’Hervé Niquet. On l’admire dans l’air « Quel prix de mon amour », au troisième acte, qui est un grand moment de lyrisme introspectif, on admire aussi ce très fin musicien qu’est toujours Cyrille Dubois, idéal dans sa manière d’aborder le rôle de Jason. Sa manière de chanter « Que je serais heureux si j’étais moins aimé » (ah, les vers de Thomas Corneille !) est un modèle de diction mis au service de la musique. Le reste de la distribution est plus que convaincant, avec en particulier la délicate Créuse de Judith van Wanroij, personnage qui subit son sort, la Nérine d’Hélène Carpentier, la Captive de Jehanne Amzal (qui chante l’amour sur des paroles italiennes au deuxième acte, clin d’œil de Charpentier à son maître Carissimi) et tous les petits rôles masculins (chantés par Adrien Fournaison, David Tricou et Fabien Hyion).

On aime la musicologie quand elle nous permet d’entendre un Thésée d’une telle facture et une Médée d’un pareil éclat**.

Illustration : Médée par Anthony Sandys (1866)

* Ce concert aura lieu le 9 janvier 2024.
** Les amoureux de Médée pourront retrouver leur opéra préféré à partir du 15 avril, au Palais Garnier, sous la direction de William Christie et dans une mise en scène de David McVicar.

Lully : Thésée. Mathias Vidal (Thésée), Karine Deshayes (Médée), Deborah Cachet (Æglé), Marie Lys (Cléone, Cérès, Une bergère), Bénédicte Tauran (Minerve, La Grande Prêtresse de Minerve, Une divinité), Robert Getchell (Bacchus, Un plaisir, Un jeu, Un berger, Un vieillard, Une divinité), Thaïs Raï-Westphal (Dorine, Vénus, Une bergère, Une divinité), Fabien Hyon (Un plaisir, Un jeu, Un vieillard, Un combattant, Une divinité), Phillippe Estèphe (Égée), Guilhem Worms (Arcas, Mars, Un plaisir, Un jeu) ; Chœur de chambre de Namur (dir. Thibaut Lenaerts), Les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset. Théâtre des Champs-Élysées, 22 mars 2023.
Charpentier : Médée. Véronique Gens (Médée), Cyrille Dubois (Jason), Judith van Wanroij (Créuse), Thomas Dolié (Créon), David Witczak (Oronte), Hélène Carpentier (la Victoire, Nérine, l’Amour), Adrien Fournaison (le Chef du peuple, Un habitant, Un Argien, la Vengeance), Floriane Hasler (Bellone), David Tricou (Premier berger, Premier Corinthien, Un Argien, Troisième captif, Un démon), Fabien Hyon (Deuxième berger, Arcas, Deuxième Corinthien, la Jalousie), Jehanne Amzal (Une Italienne, Cléone, Première bergère, Première captive, Premier fantôme), Marine Lafdal-Franc (la Gloire, Deuxième bergère, Deuxième captive, Deuxième fantôme) ; Chœur et Orchestre Le Concert spirituel, dir. Hervé Niquet. Théâtre des Champs-Élysées, 27 mars 2023.
Ces deux concerts seront prochainement disponibles sur la chaîne YouTube du Théâtre des Champs-Élysées ; Médée sera diffusée en différé sur Mezzo.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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