Strauss et Brahms au Théâtre des Champs-Élysées
Marie Jacquot remplace Christian Thielemann au pied levé
À la tête de la Sächsische Staatskapelle, la jeune cheffe s’impose avec maestria.
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- 2 juin 2024
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IL EST TOUJOURS ÉMOUVANT D’ASSISTER à cette prestation hors du commun qu’est, pour un jeune artiste, le remplacement « au pied levé » d’un maître confirmé, surtout lorsqu’il s’agit d’une jeune cheffe à la tête d’un orchestre de très grand prestige, dont les capacités ne sont plus à prouver. L’auditeur y fait une expérience émotionnelle d’un ordre un peu particulier : l’artiste va-t-il passer l’épreuve avec succès ou va-t-il échouer ? Attendue au tournant par les perfides (il y en a toujours...) et silencieusement encouragée par les autres, la jeune cheffe balaie, dès son entrée sur scène, toute considération autre que musicale en prenant en main la Staatskapelle de Dresde comme si c’était là sa mission la plus naturelle et la plus banale. La voile est hissée, la vague est favorable, le voyage s’inaugure.
Poème symphonique inspiré de l’œuvre éponyme de Nikolaus Lenau, Don Juan est souvent considéré comme la première œuvre magistralement accomplie de Richard Strauss dans le domaine orchestral. Le choix par Strauss de Lenau est en soi remarquable, en ce que Don Juan est, chez Lenau, une figure de la mélancolie, bien davantage que chez Molière ou Mozart. Étrangement et malgré ce choix d’un texte plein de ténèbres, Strauss déroule pour ce poème symphonique un discours musical chargé d’une extrême énergie, à commencer par l’Allegro molto con brio initial. C’est en quelque sorte le drame moral du séducteur qu’il cherche à évoquer, se fondant pour cela sur trois idées-force : le désir, la conquête, le désespoir. La polychromie instrumentale et la richesse mélodique sont remarquables tout au long de ce poème symphonique. Inauguré par un de ces thèmes ascendants pleins d’élan dont le jeune Strauss a le secret (comme celui de Till Eulenspiegel un peu plus tard, ou encore celui d’Octavian dans Le Chevalier à la rose), le poème va voir l’alternance de thèmes alertes et pleins d’autorité et de séquences chambristes, à quoi succèdent de longs développement chromatiques, évoquant peut-être la profonde mélancolie du héros de Lenau, qui bien loin de la superbe du Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, semble bien plutôt tenté par le suicide…
Malgré sa relative brièveté, le poème symphonique est donc très dense, riche de visées contradictoires, d’une orchestration tour à tour touffue et transparente, exigeant du chef une souplesse à toute épreuve : peut-être parce qu’il s’agissait de la toute première pièce au programme d’un concert aux forts enjeux, Marie Jacquot semble avoir pris l’œuvre à bras-le-corps, avec une très belle énergie et une direction précise et vive, mais en n’entrant pas tout à fait suffisamment, à notre avis, dans l’ensemble des subtilités de la partition. Disons que la richesse extrême de l’écriture straussienne lui inspire une vision et une direction mettant d’abord en valeur les arêtes de l’œuvre, son architecture. Le résultat est remarquable pour ce qu’il donne de clarté à une musique très complexe. On reste cependant un peu en attente d’un voyage plus nuancé dans les méandres de l’écriture straussienne.
Anarchiste et agitateur
L’interprétation par Marie Jacquot de Till Eulenspiegel est soudain beaucoup plus convaincante, dans son alliage de théâtralité, d’ironie, d’humour et de fascinante précision. À qui va écouter Till Eulenspiegel au concert, il n’est pas inutile de rappeler que le projet initial de Strauss, dans son intérêt pour ce récit satirique du Moyen Âge allemand, était d’ordre opératique, et que le compositeur prit ensuite le parti d’en tirer un court poème symphonique. Les « joyeuses facéties » (lustige Streiche) de Till, sous-titre du poème symphonique, sont en effet celles d’un personnage anarchiste avant l’heure, individualiste et truculent, qui va jouer toute une série de tours pendables aux « bourgeois » bien assis qui l’entourent. Le personnage a bien existé, semble-t-il, dans la première moitié du XIVe siècle : une sorte d’agitateur, porte-parole des paysans en révolte dans l’Allemagne du Nord.
Quinze minutes de musique pour évoquer tous ces tableautins et la forme bienvenue d’un rondo, c’est-à-dire l’alternance d’un refrain et de couplets différents : voilà qui sert à merveille le récit en musique des aventures de Till. L’idée musicale la plus forte étant peut-être la présence du cor solo pour évoquer le personnage de Till, avec tout ce que l’instrument permet en matière expressive : sarcasme, solos pleins d’esprit et d’ironie, vitalité et jubilation, virtuosité, etc. La forme musicale du rondo se révèle également idéale pour faire alterner l’évocation des différentes aventures de Till (couplets) et son retour (refrain) sur le devant de la scène (avec le cor qui est sa figuration instrumentale). Bien entendu, le « refrain » du cor n’est nullement une simple répétition, mais au contraire une variation très brillante, toujours renouvelée du portrait de Till, le facétieux.
De tous ces aspects de la partition, Marie Jacquot est une interprète de haut vol : la façon dont elle passe de la tendresse de tel solo à la virulence d’un rythme, dont elle brise avec une évidente jubilation le cours d’une phrase pour laisser intervenir un silence : tout cela montre combien la jeune cheffe est familière de la pensée de Strauss. Sa complicité avec la partition est remarquable et laisse augurer de très belles représentations des opéras du compositeur puisque, à partir de la saison 2024-2025, Marie Jacquot occupera la fonction de chef d’orchestre principal du Théâtre royal danois de Copenhague.
Une Staatskapelle sûre d’elle-même
La seconde partie du concert, qui permettait d’écouter la Quatrième Symphonie de Brahms, nous a laissés plus dubitatifs. En essayant d’en démêler les raisons, je dirais que c’est l’orchestre qui semblait avoir repris la main, en imposant à Marie Jacquot toute une tradition lourdement ancrée dans son histoire, ou peut-être simplement l’interprétation assez autoritaire et magistrale de Christian Thielemann, « oubliant » au passage la présence d’une nouvelle figure et l’empêchant confusément d’imprimer sa marque personnelle à cette œuvre trop bien connue et trop souvent donnée au concert (surtout dans le monde germanique). Ayant découvert avec émerveillement ce que Marie Jacquot peut faire de Till Eulenspiegel, on s’étonne que son interprétation de Brahms soit si conventionnelle, si peu ailée, si appliquée. Mais l’on jurerait qu’elle ne peut rien contre l’aplomb avec lequel la Staatskapelle de Dresde refuse de se laisser mener...
Rappelons que les quatre symphonies de Brahms forment un corpus conséquent, riche de visées expressives très diverses, et assez imposant aux yeux du mélomane pour infléchir bien souvent l’idée que l’on se fait de ce compositeur, vers un monumentalisme à l’allemande qui n’est pas plus vrai chez lui que chez un Mahler ou un Beethoven, pour choisir deux exemples aux extrémités du siècle romantique. Chez Brahms, la symphonie est simplement le lieu favorable à l’expansion de thèmes larges et lyriques, soumis au développement classique bien souvent (contrairement à son œuvre pour piano, qui fait la part belle à l’expression fugitive, non commentée, laissée en suspens…). Ou bien encore, c’est le principe de la variation qui prévaut, procédé de composition ancien, venu du baroque, passé par les classiques allemands, comme dans le dernier mouvement de la Symphonie n° 4. Tout cela installe un ton relativement sérieux, un temps ample et une apparence d’austérité et d’académisme que le climat sentimental dément bien souvent.
Les toutes premières mesures de cette Quatrième Symphonie permettent d’entrée de jeu de sentir toutes ces ambiguïtés : le thème en mi mineur, simple, d’allure symétrique, mélancolique et calme, semble l’émanation d’un cœur à la fois paisiblement nostalgique et plein de tourments. La deuxième présentation de ce thème, qui en est une sorte de variation, va d’ailleurs immédiatement le colorer de façon plus vive, menant tout naturellement à l’explosion pleine de bravoure de la fanfare qui fait office de deuxième idée thématique. De tous ces caractères, on est certain que Marie Jacquot aurait fait un paysage symphonique de très haute volée, si l’orchestre lui en avait laissé le loisir...
Illustration : Marie Jacquot (photo dr)
Richard Strauss : Don Juan et Till Eulenspiegel. Johannes Brahms : Symphonie n° 4. Sächsische Staatskapelle de Dresde, dir. Marie Jacquot. Théâtre des Champs-Élysées, 24 mai 2024.