Les dix commandements de Dorothy Dix de Stéphanie Jasmin par Denis Marleau

Mode d’emploi pour vivre heureuse

Les dix commandements de Dorothy Dix de Stéphanie Jasmin par Denis Marleau

Sur la scène, une femme fait entendre au public la voix de sa conscience - la part intime d’elle-même irréductible aux décennies qui passent, comme aux allées et venues existentielles. La figure féminine, interprétée avec intensité par l’élégante Julie Le Breton, est plutôt jeune ; or, à l’orée de la représentation, la voix semble chevrotante, marquée par l’âge : « J’ai cent ans », dit-elle.
Elle rétrogradera à ses soixante-dix ans, puis cinquante ans, dix ans, quatre-vingts ans, etc…

L’autrice Stéphanie Jasmin - et la narratrice à travers elle - croirait entendre la voix de sa grand-mère, celle « d’une femme désirante, celle qui est restée intacte à l’intérieur d’elle-même, hors du temps qui passe », parole qui met au jour le désir profond inaccompli de pouvoir écrire elle-même.

La parole déferlante, empressée et bousculée - belle prose poétique - incarne le mouvement des marées, le passage de l’ombre à la lumière, du jour à la nuit, le souffle de la vie, selon l’ordonnance de dix mouvements déclamatoires, des diktats intériorisés par l’obéissance et la soumission féminines à l’ordre masculin du monde, lieu d’où elle trouve pourtant sa liberté.

L’invitation du spectateur à entendre Les Dix Commandements de Dorothy Dix, chroniqueuse américaine livrant ses conseils de bonheur - vie conjugale, professionnelle et éducation des enfants - dans le New York Journal, lu avidement par l’autrice, dramaturge et scénographe québécoise Stéphanie Jasmin, encline à sonder les âmes féminines.
Or, la journaliste propose aux femmes des années 1930-1940 un nouveau modèle de bonheur typiquement américain.

« 1- Décider d’être heureux. 2 - Tirez le meilleur de votre situation. 3- Ne vous prenez pas trop au sérieux. 4 - Ne prenez pas les autres trop au sérieux. 5 - Ne vous inquiétez pas. 6 - Ne nourrissez pas de rancunes et d’inimitiés. 7 - Restez en mouvement. 8 - Ne revenez pas sur le passé. 9 -Faites quelque chose pour quelqu’un de moins chanceux que vous. 10 - Restez occupée. »

Le bonheur ne tiendrait qu’à soi et pour l’entretenir, foin de la tristesse et de la déprime : en échange, accueil à bras ouverts de l’optimisme et de la valorisation de l’activité et la productivité.
La dictature du bonheur consisterait même à ravaler ses larmes pour « rester toujours belle ». L’actrice égrène les trois étapes de ses soins de visage - crème, lotion tonique et baume de jour, et le soir, baume de nuit.

Rester aimable, bienveillante et souriante, c’est à peine si la narratrice consent à éprouver ce sentiment de culpabilité vis-à-vis de ses deux soeurs moins chanceuses et d’un frère suicidé.

C’est grâce aux enseignement de la journaliste que la narratrice a trouvé la force d’élever ses sept enfants, de vivre dans l’ombre du mari, confinée dans les tâches domestiques - un paravent derrière lequel elle a pu éprouver en même temps sa propre vérité et sa reconnaissance - art et littérature.

Souffrances, humiliations, frustrations, tout est transcendé « plus haut » et près de soi, et le désir d’écrire comme ultime manière de parler authentiquement, derrière les sourires de circonstance.

La mer - images de bord maritime de la Côte Est américaine - est présente dans la vidéo des trois murs du plateau séparés de rideaux noirs fermés. Avec ses plages immenses et les vagues vivaces qui vont et viennent, et la perspective, depuis cette même baie foulée par la narratrice, de la côte élevée, solitaire et silencieuse, pourtant habitée d’immeubles et de roue immense de fête foraine.

La contemplation est magnétique de ce paysage sublime à la fois élémentaire et grandiose dans ses changements de lumières, de temps et d’espaces où le public se trouve rivé et enserré. Lui-même est pris dans ce sentiment de la vie qui respire au gré des images et de la parole proférée.

De l’enfance chez des religieuses austères, la narratrice passe à sa condition de mère de famille de milieu aisé, puis aux regrets récurrents de ne jamais être allée au bout de son désir d’écrire.

Une performance d’actrice, emportée par le flux précipité d’une bourrasque de paroles fracassées.

Les dix commandements de Dorothy Dix, texte (édit. Somme Toute, Montréal), vidéo et scénographie Stéphanie Jasmin, mise en scène de Denis Marleau. Avec Julie Le Breton. Lumières Etienne Boucher, musique Denis Gougeon, costumes Linda Brunelle. Du 7 au 26 juin 2022, du mercredi au samedi à 20h, dimanche à 16h, à La Colline - Théâtre National, 15 rue Malte-Brun 75020 - Paris. Tél : 01 44 62 52 52.
Crédit photo : Stéphanie Jasmin

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Véronique Hotte

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